L'expérience est simple : prendre un sujet dont on est curieux, intéressé, qu'on suppose riche et fertile et sur lequel on n'a pas préparé d'idées ; y pencher une première fois son esprit, et, d'un mouvement d'audace leste, écrire là-dessus une première observation pas évidente mais d'une nouveauté encore relative, paraissant annoncer quelque lointaine profondeur ; puis, avec soin de ne pas rédiger un automatisme, poursuivre en ajouts minutieux et progressions subtiles et irréfragables, sans craindre les étranges paradoxes qu'on risque de trouver et qui s'imposent comme de bizarres cohérences, de sorte que par degrés très scrupuleux la pensée s'enfonce, rencontre des racines, développe et accroît les siennes sous le sol ordinaire et superficiel. Enfin, sans excès métaphysiques, sans désir d'épate, avec rien qu'une méthode logique, élaborer cette positive mine, s'extraire du terreau dense et noir, se déployer en contrariant malgré soi maints rhizomes qui préexistent, et jeter ainsi ses verdeurs au siècle et en pleine lumière en grandissant sur et contre de l'inexploré – ériger sur des fondations renouvelées, assainies, des réflexions solides mais surtout intègres, quelle que soit même leur étendue qu'on ne peut toujours deviner. Ainsi, en définitive, se constituer de la matière personnelle sur laquelle s'appuyer ; ne pas se contenter sempiternellement de pousser à la même hauteur sur des racines communes, peut-être pourries ; disposer d'une pensée à soi, fût-ce une pensée incomplète, déjetée, maladive. Ne plus dépendre pour une fonction aussi élémentaire que réfléchir ou comprendre.
Tout écrit suffisamment appliqué fait émerger du sens et résout des énigmes, tout à la fois il révèle et lève des mystères, surprend style et fond de celui qui s'y livre, réalise un progrès individuel en rapprochant l'esprit-de-convention de son soi débarrassé des scories de proverbes et d'impensés où la norme le fait croupir et se corrompre : écrire, c'est chercher et se chercher ; c'est chercher en soi-même et par soi-même – notre époque manque grandement d'autonomies telles c'est-à-dire d'individus, elle tient toujours à se rapporter à autrui. Mais pour que l'écriture soit sincère et féconde, il faut – condition indispensable – déceler l'air de la routine, la musique du faux œuvre, la rengaine du travail autopersuadé, la ritournelle du divertissement qui se plaît et console en une certaine durée de circonlocutions, de façon à ne pas produire un ensemble de mots anodins qui ne soit qu'une copie des végétations qu'on rencontre premièrement à l'entour sous la forme stéréotypée que le monde prête à l'idée matérielle et même visuelle du travail (ce qui revient à : un certain temps passé à faire une chose requérant de l'attention mais plutôt facile tout compte fait). Il est nécessaire de ne pas adultérer un écrit en usage répété et standardisé, en occupation de tel aloi conforme, en rituel réglé usant de tout ce que comporte de machinal une grammaire où la sémantique ne s'introduit qu'en infimes et maladroites justifications, au risque qu'un écrivain ne soit encore, comme il en est tant, que le confortable ressasseur des mêmes combinaisons, pareil à l'élucidateur de Rubik's Cube : méthode sans pénétration d'un esprit qui se perfectionne juste à tourner en rond – « en carré », devrais-je écrire. Distinguer ce qui est la pensée de ce qui relève d'une leçon retranscrite, voilà qui n'est pas aisé car même apprendre et dire une leçon réclament un effort et imposent leur difficulté.
– Les Français, peut-être les Européens et avec eux la civilisation qu'ils représentent, n'ont acquis du travail que la fierté de s'échiner avec respect et docilité, on reconnaît là maintes de leurs gloires littéraires, ils ne savent du difficile que ce qui est long à l'exclusion du profond, et l'orgueil d'un examen réussi se situe pour eux dans la faculté de répéter ce qu'ils ignorent : ils se sentent tout savants et fiers de ce qu'ils n'ont fait que retenir sans l'inventer. Ils se donnent du mal et se sentent honorés de n'être pour rien dans l'origine de ce qu'ils ne savent pas au juste mais qu'ils ont recopié d'ailleurs, flattés d'être objets (de cours ou de concours) sans se targuer d'être auteurs, contents d'être effets et non causes, pleins et satisfaits d'avoir « parfaitement » subi l'influence de ce qu'ils n'ont même pas eu besoin d'authentifier. Comment entendraient-ils ce qu'est un écrit de réflexion sans une abondance de références et de notes de bas de page ? Comment sentiraient-ils un style sans une multiplicité de figures rapportées ? C'est l'illusion qu'on peut écrire sans extirper de soi de substance, en collectant uniquement des données et des références, en les appliquant en « recette », ou en se confinant au principe d'une répétition à la surface, apprise, des interprétations (et par exemple la plupart des poèmes, même parmi les plus populaires, ne sont que des variations guère originales sur des thèmes tout à fait convenus) –