On n'ose pas encore dire quelle place prend le fantasme du viol-consenti dans le désir féminin, et je ne m'y risquerai qu'autant que nécessaire pour rétablir la vérité intime des désirs humains. Je trouve en effet que les détails en l'occurrence valent moins que l'essentiel, parce que c'est l'essentiel qu'on ne sait pas dire et qui effraie les commentateurs : ici, l'expression du principal est d'un plus grand péril que celle du secondaire. Or, comme je n'ai peur de personne, ni de mes mots si exacts et pesés, ni des hommes qui les veulent interdire, la perspective d'un censeur me fera toujours penser : « Il faut donc que j'essaie ! » On n'intimide point la matière dont je suis fait : je crois toujours que la vérité me couvre, et, en dernier recours, j'ai la hardiesse naïve de soutenir que j'aurai en toute bonne foi raison d'arguer : « Soit ! cela ne se dit pas. Oui, mais cela est-il faux ? ». Je tremble plus à la pensée de n'exprimer que des mots anodins que de prétendre à l'indicible ou de m'aventurer vers l'immoral. La psychologie concrète des désirs et des plaisirs – toute la psychologie sexuelle – est une part trop importante de la vie humaine pour la laisser à des philosophes complaisants ou pédants, ou à quelque personnel partisan et politique, ou pour n'en point parler au prétexte de vulgarité taboue. L'aspiration des femmes à un simulacre de viol est bel et bien fondamentale dans la constitution intérieure des envies de ce genre. Alors je vais en parler, c'est important et c'est mon devoir parce que la tournure de mon esprit m'y rend plus capable et volontaire qu'aucun autre et que personne ne le fera aussi bien que moi ni vraisemblablement... ne le fera tout court.
Une femme est généralement la plus passive dans un rapport hétérosexuel ; c'est ce qui lui fait, par nature ou par résignation, considérer l'activité masculine comme une grande source de satisfaction. Parallèlement, on peut vérifier qu'un homme ne rêve pas tant d'être utilisé que de se servir de multiples femmes avec frénésie. On remarque ainsi qu'il est cohérent d'aspirer à une variété plus intense de plaisirs de la forme de ceux auxquels on a déjà goûté plutôt que de risquer d'en inventer et désirer d'autres sortes. En quelque chose, la femme qui n'a qu'à écarter les cuisses est déjà une femme violée, et l'homme qui ne demande pas la permission d'investir une femme est déjà un homme qui viole. Ce n'est certes pas au propre une violée et un violeur, l'immense majorité des phénomènes du viol réel ne se retrouvent pas en cette parodie, mais la pensée du viol est induite par des circonstances de la situation sexuelle normale. Évidemment, c'est une position simulée et jouée, aucun ne vit une force véritablement coercitive qui gênerait le plaisir – mais notons que la systématique simulation de viol dans n'importe quelle sexualité est, dans le cas de femmes ayant été vraiment violée, propre à leur rappeler le traumatisme vécu et à bannir même quelquefois toute activité sexuelle. Ce fantasme est une idée partagée de viol où nul viol authentique n'a lieu, où c'est seulement une imagination de viol, sa représentation adultérée, qui excite et enthousiasme. En effet, tout rapport sexuel contient une part de brutalité, de commandement, de soumission, de violence ainsi que nombre de gestes évoquant les assauts du conquérant et même parfois un peu de douleur, mais le viol n'existe que dans le refus de la volonté et l'absence de plaisir – cette définition est, je crois, peu réfragable même si l'on tâche à y trouver des exceptions. En cela, la femme aspirant au viol-affecté réclame en fait des égards pour son désir, ce qui est incompatible avec un véritable viol, et tout homme espérant feindre de violer des femmes souhaite que ses partenaires y prennent plaisir, ce qui y est aussi opposé.
C'est juste, ainsi. Correct, comme l'anglais dirait d'un théorème. J'ai levé la plupart des malentendus sur la question. Pour moi, d'autres considérations qu'on jugerait symboliquement importantes ne seraient, je pense, qu'accessoires. Qu'on juge déjà si, sur un tel sujet, je n'ai pas réussi à établir des principes approuvables et fermement exprimés.
La plupart des fantasmes féminins de viol consistent, je crois, en des idées-de-tête jamais réalisées pleinement mais toujours partiellement. C'est que la totalité des conditions requises pour leur concrétisation sont difficiles à réunir, presque impossibles, tandis que leurs conditions relatives sont au contraire faciles à produire : une femme peut aisément demander pendant le sexe à être baisée plus vigoureusement ou à être insultée, elle peut vouloir qu'on lui tienne les mains dans le dos ou qu'on l'étrangle un peu, il suffit même que l'homme la prenne de derrière pour la faire se sentir plus vulnérable, mais ce n'est pas toute l'application de son fantasme de viol, et même on en reste loin. Pour que ce viol-aimable, ce viol-fantasmé, ce faux-viol, puisse avoir lieu, il y faudrait un homme et même plusieurs mis d'accord pour la sauter en jouant bien le drame d'un abus, et aussi que ces acteurs fussent à la fois séduisants, méconnus, coordonnés, affectueux par alternances brèves quand elle prendrait peur de trop de sérieux, et très attentifs en loin – c'est-à-dire comme secrètement experts – à ce qu'elle demeure totalement maîtresse d'être maîtrisée. C'est que précisément le viol imaginaire n'est pas un viol réel, il n'en présente que les ingrédients positifs c'est-à-dire qui ne se trouvent pas dans le vrai viol, et notablement des plaisirs extraits de : soumission chosifiante et annihilante, altération du moi social en appel irrationnel de pute, remplissage frénétique par bons et endurants athlètes, absence de décision individuelle, manipulations variées de son corps utilisé partout et n'importe comment, goût de satisfaire plusieurs mâles en rut, exhalation impudique et relâchée des cris et des gémissements, mouvements défoulants de débattements qu'elle peut faire, impression d'être objet exclusif de désir et de jouissance pour une vaste masculinité, sensation du plaisir subi et imposé, troublante impersonnalité de partenaires jamais vus qu'on comble... Or, ces conditions ne sont bien que la version uniquement favorable du viol et vraisemblablement en ce sens le contraire d'un viol ; c'est pourquoi il est compliqué de proposer à une femme l'équivalent complet de ce fantasme-de-viol. Elle doit donc s'en tenir à des ersatz et se masturber dans l'imagination de situations réjouissantes qu'elle contrôle bien en esprit mais qu'au fond elle ne souhaite pas essayer à cause du péril non-maîtrisé qu'en réalité elles représentent : c'est qu'elle se doute que concrètement une paire d'hommes entrant là dans sa chambre ne la laisseraient pas en état de consentement, et qu'elle n'accepterait pas leur tentative tant qu'elle n'aurait fait entendre assez précisément ses conventions, ce qui s'opposerait à la spontanéité exaltante et intéressante du scénario rêvé.
Mais n'importe si le fantasme est irréaliste, il est délicieux, et son bonheur figure dans l'illusion de l'incontrôle : la songeuse affecte de ne pas vouloir et, ce faisant, elle fait agir ses pantins ordonnés comme ce qu'elle prétend indésiré, quelles délices ! Ainsi, comme dans mon poème, une femme nue, la main sur le sexe, se livre en pensée à un étranger, et cet homme viril est néanmoins délicat et sain, veille à ce que sa violence soit retenue et bien reçue, exprime des égards discrets et réguliers, ne pilonne qu'avec autorisation tacite et ne va au-delà du prévisible qu'en sentant et anticipant le soupçon d'une acceptation étonnée – il n'est évidemment pas un violeur, c'est cependant lui qu'il faut. C'est mieux que la réalité d'un pseudo-viol organisé où les hommes seraient probablement trop laids, trop manifestement prévenus, trop maladroits, trop brutes, trop rapides, trop intrusifs, mal accordés, peu sensuels, avec le vagin douloureux, les positions un peu ardues, et la sensation de trop dur mépris. En un mot, aucun viol véritable, et sans doute nulle parodie de viol fabriqué, ne saurait présenter le trouble vertigineux d'égards paradoxaux où l'homme assénant les coups demande à sa victime :
« Ma chérie, veux-tu bien relever la cuisse pour te laisser violer plus loin ?