C'est de l'ennui égocentré que vient l'amour, de la dispersion qu'il s'en va : il ne dépend pas de beaucoup autre chose de se sentir en bonnes disposition pour aimer ou pour quitter. Le désœuvrement inspire à soi-même un mépris : on s'estime mieux lorsqu'on fuit la nonchalance, l'esprit humain préfère s'occuper, se trouver une idée fixe, s'accaparer. On devient amoureux dans l'hiver du spleen et de l'inutilité de soi, et l'on retire l'amour dans l'été où renaît la volonté d'agir et l'opportunité du coup. Rien ne nuit à l'amour comme l'activité, parce que l'amour est passe-temps : il est grand besoin de vacuité pour s'éprendre, et si l'on n'en a à perdre, on n'en a pas non plus à donner pour s'exciter aux sentimentalités : l'amour est le supplément artificiel de qui n'entreprend rien d'autre, et l'émotion provoquée est tout au domaine de la mélancolie ; et voilà pourquoi le propre de l'oisif est de se sentir perpétuellement de l'amour pour tout. Un contemplatif à la fenêtre ne sait seulement pas quoi faire : s'il n'a pas la muse et l'art, il saisit l'amour, s'en empare en se dissimulant un effroi qu'il cache et supplante, l'effroi de n'avoir pas à penser.
Qu'un homme tombe amoureux et vous le dise, vous savez aussitôt qu'en ce moment il est sans emploi ou lassé par la routine : il a besoin de péripétie, il ne sait où s'abandonner, l'amour est l'événement de ceux qui manquent de sujets.
C'est largement une irresponsabilité d'entamer un amour, parce qu'il est tout juste fait pour détourner du devoir de se concentrer sur soi et de se supporter. Un homme qui chercherait toujours à s'admirer par le travail n'aurait nulle intention, donc nulle raison, d'aimer quelqu'un. L'amour est l'objet vers lequel se tournent les égarés et les lâches, la rehausse qu'on place sous son sentiment de solitude et son manque d'indépendance, la béquille des gens qui auraient enfin une occasion de se regarder et de se mesurer mais qui préfèrent renoncer à la tâche parce qu'elle s'annonce difficile. Ce vide périlleux de l'introspection est aussitôt comblé par un amour ; il y avait enfin un espace pour soi, on l'occupe avec la pensée d'autrui, c'est moins vertigineux et ardu. Dans l'intervalle, rien que le frisson de s'évaluer est apparu et s'est évanoui.
Le temps change et oblitère l'amour, parce qu'on charge le temps d'activités qui, même quotidiennes et banales, font oublier celui où l'on avait le loisir de s'exalter à aimer : c'est bien que l'amour n'a pour soi d'intensité et de valeur que dans le farniente. Rien qu'un jeu agréable ou qu'un spectacle régulier, ponctuellement placé pour occuper un bout d'existence, annihile le besoin d'aimer ou d'être aimé : on n'y pense plus, ça n'a plus l'importance du début, ce devient dérisoire et bizarre, ça se phagocyte et dilue, on disparaît peu à peu en des choses plus simples que l'amour, on y a trouvé un substitut plus avantageux. Ce n'était donc bien que cela : de quoi remplir les heures avec une pensée valorisante, romantique, abnégatoire, simulacre de vaillance. À présent, on a plus à faire, on peut vivre en cadences encore plus superficielles, l'amour est un encombrement. C'est fini. On est tout à coup si étonné de n'y plus tenir qu'on se demande, avec tant de plaisir à s'en débarrasser, cependant noyé d'un reste intègre de honte, comment on s'est cru proche de s'y sacrifier.
Mais on ne sacrifie rien à l'amour, on ne l'avait pas fait non plus naguère : c'était pour son profit, celui de ne pas chercher à être à soi mais à appartenir à un autre, celui de se consumer en dissipation et en distraction, celui de s »épancher au lieu de se quêter quand on avait enfin le temps pour se connaître, celui de fuir la peur de se juger, tout ceci sous prétexte de moralité, couverture qui conforte l'amour-propre, baume reconnu et social, l'amour « généreux ». Se répandre est l'excuse idéale pour ne pas se contenir. L'effusion provient toujours du danger de se réunir ; réaction au risque de se découvrir nul : ne pas se chercher, chercher ailleurs qu'en soi.
« J'aime » signifie exactement : « J'ai aussitôt cessé de vérifier si je pouvais m'aimer. »
Mais ce monde de divertissements omniprésents reprendra vite l'amour, et sans le temps mort pour s'illusionner, il n'y aura plus personne à admirer, car nul ne forcera par l'éclat de son indéniable valeur à ressusciter l'amour qu'on ne vécut que sous l'effet de sa propre faiblesse ; qu'un homme méritât d'être aimé, ce ne semblerait même pas de l'amour à qui aima de la façon commune tant la qualité de l'aimé fut indépendante de la volonté d'aimer – on a aimé pour soi, pour éviter l'inconfort, l'autre n'était que faire-valoir d'une dépossession. Grâce à l'amour, on ne s'est pas écouté, et l'on n'a pas attendu : on ne s'est pas entendu. Il y a dans tout amour contemporain une fuite et un soulagement, de là une gratitude.
Elle a ainsi désormais ses amies, sa profession, ses rendez-vous, ses rituels, toutes ses aliénations, confort où je suis moins nécessaire à l'œuvre de sa solitude, anéantie. J'intégrerai d'abord le cadre des conventions, de cet emploi-du-temps réglé où je deviendrai plus accessoire, comme une part ses loisirs, amusement changeant où l'on découvre encore des petites surprises sympathiques, et le jour viendra où je prendrai de la place sur ce qu'elle estime plus essentiel à faire ou à voir, sur des envies plus neuves, sur des sujets plus légers, sur une évanescence mieuxheureuse. Alors, le sérieux de l'amour lui semblera contrainte et fixité, un confinement, une réclusion : elle finira par feindre l'amour, avec ou sans gêne, faute de savoir le retrouver, et comme elle aura égaré l'ennui, c'est moi qui l'ennuierai. Elle aura mieux à faire, l'amour lui rappelant le temps où elle avait quelque chose à quêter, une culpabilité, le temps de sa solitude près d'être féconde : notre amour l'humiliera pour ce qu'elle sera devenue, si évanescente et inconsistante que, préférant oublier la faible teneur qu'elle gardait en inventant au moins son amour, elle ne se sentira plus même l'intérêt d'une occasion d'aimer.