La plupart des défauts qu'on nous trouve enfant et qu'on tâche alors tant à nous corriger deviennent, quand on est adulte, des idiosyncrasies que chacun vante comme une originalité et la preuve de notre identité. C'est ainsi qu'on est toujours « fiers » de nous : tantôt fiers de nous avoir conformé et rompu à des normes rigides, tantôt fiers de ce que par désobéissance nous ne ressemblons à personne – satisfaction inconditionnelle de gens sans critères qui aspirent surtout à ne rien regretter. On se félicite de toute éducation donnée comme de toute évolution constatée chez l'enfant : ou l'on se figure qu'on a fait ce qu'il fallait d'une façon qui a porté au respect, ou l'on estime qu'on a fait ce qu'il « fallait » mais avec désinvolture et dans l'espérance secrète de n'être pas suivi. J'étais, garçon, « difficile et ingrat », on me considère, homme, d'une « fière indépendance » ; je gaspillais mon temps à « m'amuser à l'écran d'ordinateur », on me trouve aujourd'hui « écrivain d'une belle assiduité » ; j'étais « insensible et mauvais », les mêmes qui me décriaient me respectent à présent en « philosophe d'une intransigeante objectivité ».
Voici toute la résistance qu'on fait à l'enfant : on le réduit à des médiocrités, ses parents exigent qu'il soit le plus parfaitement moyen, qu'il soit adhésif et homogène dans la société où il sera introduit, on lui réclame d'être indistinct et miscible bien avant de lui intimer d'être un, de sorte que tout ce qu'il se construit de particulier et de caractère, il ne le fait qu'au détriment des consignes qu'il reçoit, par persistance et par opposition ; il lui faut une énergie immense et presque sacrificielle pour quérir une identité contre ses pourvoyeurs de ressources. L'insistance avec laquelle on le renvoie à des coutumes et à des mentalités, la manière insidieuse dont on le range à des usages et des parures, tous les préceptes bonasses de nourrice lui suggérant de ne jamais s'éloigner de la mesure humaine qui, chez le Contemporain, se situe très en-deçà de ses facultés réelles, se soldent par un harcèlement et par une lutte où tout ce qui sert de guide est une imprégnation qui doit être parce qu'elle a été et qu'elle continue. On incite à l'intégration au lieu de pousser à la distinction : ainsi ne fait-on qu'assimiler des potentiels peut-être superbes à une foule assez vile à laquelle on enjoint à ressembler. Enfin – c'est le comble ! –, passé l'âge de ces apprentissages, quand un Individu malgré tout a émergé et s'est déployé au-delà de ces entraves de banalité où l'on a voulu le plier, ses parents, qui ont pourtant toujours rabroué ses singularités, le regardent avec admiration, l'air de penser : « Je savais bien que tu y arriverais. »
C'est absurde. C'est abject. C'est peut-être même monstrueux.
C'est le vice intrinsèque de ceux qui se contentent de perpétuer des recettes de moraline : on a toujours fait ce qu'on a pu à défaut de ce qu'on aurait dû, parce qu'on n'a pas songé avec intelligence aux principes d'une éducation supérieure, de sorte qu'en la matière on s'en est tenu à ce que tout le monde fait : on n'a plus qu'à rejeter la responsabilité du résultat sur la société ou sur soi-même, selon ce qui arrange le plus la conscience. Cela démontre aussi l'inconstance de l'éthique dans une société qui change un vice en vertu aussitôt qu'elle a besoin de s'instruire une innocence ou un triomphe. En vérité, on fait l'abandon de ce qui nécessiterait au préalable l'examen le plus serré, et l'on improvise mal et vite dans des domaines capitaux de la grandeur individuelle et collective comme la formation de l'identité. On a bien respecté la « procédure », fidèle en son « devoir », mais on n'a innové en rien, et les confortables routines admises n'ont peut-être réussi qu'à abîmer l'homme, l'autre homme possible, l'homme de demain rendu trop semblable à celui d'aujourd'hui du fait de la copie qu'on lui a fait impitoyablement subir ou de la libre évanescence qu'on lui a infligé comme un handicap.
L'homme n'a de soin pour rien, décidément ; et puis, ce n'est pas vrai qu'il aime ses enfants ; il ne leur consacre rien de lui-même, ne se satisfait à peu près que de l'image qu'ils lui procurent – il les élèverait autrement, au lieu de les confier aveuglément à toutes sortes de nourrices selon des préceptes inconsidérés ; la transmission est chez nous pire qu'un échec, un effort même pas entrepris. Nous bâclons tout. Nous n'avons même pas assez de sentiment pour prendre soin de nos créatures, pour les accompagner au-delà de nous-même.
C'est sans doute vrai qu'on ne mérite guère de multiplier.
Que l'humanité s'arrête là, elle qui, ayant succombé aux facilités offertes par l'héritage, a oublié jusqu'au goût et à la patience non seulement d'améliorer l'homme en l'homme, mais de perpétuellement améliorer l'homme de l'homme.