Villégiatures - making of

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Rêve d'une femme, Muse, qui m'accompagnerait, pâle et pensive, inhibée de béatitude, comme une reine comblée et n'en croyant pas ses vœux, en mes pérégrinations et villégiatures, tâchant à être jolie, vaillante, bonne, nécessaire, quoique mutique, d'un respect profond et d'une gratitude religieuse, accaparée de pensées extatiques et d'ordre théorique et suprême, féminine après son homme dur, une suivante envahie par des méditations de princesse et des mois de songe réalisé et poursuivi. Ce voyage infini et fatal présente toujours pour moi un caractère étrange de sauvagerie distinguée, d'abandon noble, de haute et pure errance, comme une quête vers un but indicible et peut-être déterminé, un enjeu, et presque tout le contraire de vacances, une mission presque mystique et cependant triviale. Les salles où je dors sont des lieux déserts aux murs anciens et épais, il n'y existe nul touriste, les hommes se dérobent partout, mes hôtes-même semblent toujours absents tant ils sont discrets et déférents, et je ne demeure jamais plus de deux nuits au même séjour, non tant parce qu'une curiosité me porte ailleurs que parce que je sais qu'un danger menace, plus probable si je reste, auquel je ne veux laisser aucune chance. En certaines visions, je joue même de la musique, violon qui s'entend loin et traverse de vastes espaces naturels, la fenêtre est ouverte sur un panorama, on devine pleinement la saison, et ma compagne tient, tandis qu'elle écoute, un fusil dont elle sait se servir au cas où l'on viendrait – quelquefois, je m'arrête et dit, selon une intuition redoutable : « Allons. Il faut partir. », et nous reprenons la route avant la fin du morceau.

Elle me suit donc à travers des campagnes, des forêts et des monts, dans une atmosphère souvent humide de France révolue, de pays passé, de nation abolie, et tout témoignage humain présente l'aspect de ruines que nous traversons en fuyant presque, avec une vigilance inquiète dont résonnent, d'en haut de cimes ou de sous les nuages, les oiseaux-présages. Cependant, une chambre nous attend toujours quelque part, que des logeurs bas et craintifs cèdent avec une modestie de primitifs ou de serfs, et parfois, trop honorés ou intimidés, ils n'osent réclamer leur paiement, et je laisserai une aumône à mon départ, et la chambre sera de nouveau vide pour des siècles, et les carreaux se fendront sans qu'une main les répare, et les ombres s'évanouiront en poussière, et les hôtes pourriront sur pied comme de vieilles trognes. Souvent, s'il faut que nous mangions, ils apportent les plats dans la chambre ou dans une autre pièce qui servit autrefois de restaurant, sombre ou à l'éclairage tamisé, et dont le silence est gage de désertion, et on les voit peu, et on ne les entend pas, comme s'ils étaient en sursis, sourds et muets, comme s'ils savaient combien la poursuite que nous menons est importante et nécessite de leur part la plus grande humilité, comme s'ils craignaient qu'un seigneur leur reprenne leur droit minuscule d'exister.

Nous repartons sans cesse, et voyons ailleurs une nature semblable, comme inhabitée, avec des arbres envahissants, avec des ciels généralement gris, avec des signes sinistres où nous ne regardons pas, conscients surtout de notre proximité, de notre intime alliance, et où tous les hommes semblent dissimulés et honteux, sauf nous qui passons au milieu des avenues comme s'il s'agissait de sentiers. Une jalousie tapie est tout ce qui pourrait vouloir nous attenter, et elle existe, et je ne l'ignore pas. Mais je suis puissant : il faut seulement se prémunir et n'avoir pas peur de tuer. J'ai toujours le bras propre aux violentes représailles. C'est calmement que je sais anéantir. Ma volonté est celle d'un roi supérieur des anciens temps.

Et elle m'admire, cette Muse, et sa robe est un volètement continuel, et ses couleurs sont la mise d'une femme qui tient à arborer ce qui manque à mon vagabondage trop responsable, d'une fraîcheur fragile, fille impressionnée qui, tenant son rôle avec un soin omniprésent, peine à en sortir, lutte pour vivre spontanée, tremble d'une réprimande que jamais je ne lui fais ni n'ai l'intention de lui adresser. Son amour est lourd, sa passion est mystique, elle croit un privilège de partager ma tribulation morne et mystérieuse où elle occupe des décors éteints et où elle me représente la seule source de vitalité de l'univers en singulier délitement. Moi, je sais un péril dont elle pourrait être victime et dont je ne lui dis rien : il faut la protéger sans lui communiquer ce mal, la protéger même de la pensée du mal. Sans faillir, elle s'obnubile et jouit intérieurement quand je lui tiens la main, elle ne peut défaire son attention du contact de nos doigts, ne sait ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ce qu'elle est quand nos corps se touchent ainsi, tant elle est enfouie dans son bonheur, cependant attentive à ne pas perturber ma particulière surveillance : rien ne lui semble plus inespéré, plus idéal, plus parfait que cette situation de froid omniprésent où je suis la seule chaleur. Elle exulte déjà de m'être un moindre objet d'importance, rien qu'une compagnie, rien qu'un témoin, et elle désespère perpétuellement de croire ne pas pouvoir me servir, elle se sent affecter quand elle rend un service. Même quelquefois, en ma concentration avisée, la relative négligence qu'elle croit que j'ai d'elle la flatte, parce qu'elle sait alors qu'elle ne m'encombre pas.

Et régulièrement, je lui rends la réalité du monde et d'elle-même aux termes soudains de longs oublis – je la réincorpore et elle m'en est reconnaissante –, au sein de ces espaces de pensées nerveuses et de songes solitaires, après les suées brutales que je lui impose et les retours hyperesthésiques où je la recentre, en la baisant mâlement, façon de lui rappeler son existence bien réelle, et aussi qu'on n'est pas un roi qu'en esprit.

HormisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant