Je crois que rien n'est plus préjudiciable à la grandeur humaine que le cliché, corrupteur, et grégaire, et vide. Le cliché perpétue la mentalité du confort en justifiant l'imitation, il console d'être semblable et de n'avoir pas d'idée individuelle, et il réalise l'emprunt perpétuel d'autrui par la foi fébrile en une « sagesse populaire » qui confirmerait tout ce en quoi l'on croit déjà, ses valeurs surtout. Le cliché rassure par l'effet du nombre : « Je pense comme les autres, par conséquent j'ai raison. », raison qui s'étend à la sensibilité : « Je suis ému comme les autres, par conséquent je suis une bonne personne bien humaine. »
Un millénaire de littérature de clichés n'aurait fait qu'installer durablement des images superficielles en les mœurs déjà établis et approbateurs ; or, comment nier que c'est à peu près le résultat auquel elle est parvenue ? Un livre plébiscité par un siècle fut toujours de ceux qui se conformèrent à la pensée commune. Il n'existe pas à ma connaissance de succès littéraire qui se distingua par un tour d'esprit vraiment « novateur » ou « subversif » : ce qu'on appela alors « subversion » était déjà devenu socialement accepté, et le « scandale » était largement retombé dans les mœurs quand il éclata dans les tribunaux, rien que des scandales de forme – ni Sade ni Baudelaire ne dénotent contre leurs contemporains, ils ne font que pousser un peu plus loin une certaine « malice » dont la tendance avait commencé et que les lecteurs désiraient généralement prolonger.
Puisque la littérature est pour l'essentiel une somme de clichés, une première conclusion s'impose : c'est qu'il vaut mieux ne pas lire, tant le livre est pernicieux et aliène l'autonomie et la liberté de pensée. J'ai de longtemps promu cette réflexion qui continue largement d'étonner : mieux vaut ne pas être moulé à des imageries – en quoi consiste la teneur de presque tout livre – que de se laisser imbiber à des représentations influençant et restructurant l'esprit, finissant par constituer la « personnalité » entière. À force de se livrer à l'onde livresque si complaisante et unificatrice, un courant convertit insidieusement les oppositions individuelles, et l'on baigne en cette température aqueuse qu'on suppose universelle, comme un paradigme et un égrégore : l'esprit prend la substance de l'eau diaphane et insipide, et l'on pense bientôt et se comporte comme personnages. Rien n'est plus néfaste à l'identité que l'assaut de la littérature homogène qui émousse la résistance mentale et habitue à tout considérer depuis une foncière communauté, adoubée ou non de l'appellation de solidarité.
La seconde conclusion issue de cette observation, c'est que la littérature étant nuisible essentiellement en ce qu'elle ne fait presque toujours que transmettre ou prolonger des clichés, la poésie est le genre qui inflige le plus de dommage à l'intégrité de la pensée humaine. C'est patent au jour où j'écris, le 1er avril : arrivée du printemps, la saison où chacun roucoule son lai gentil, avec bourgeons et hirondelles, ce qui est de déplorable convention et le pire entretien de clichés auquel on puisse s'adonner sans honte. Est-ce donc qu'aucun de ces poètes n'a remarqué que le printemps sonne à leur entendement comme une date ponctuelle et un devoir ? et faut-il leur rappeler qu'au même titre que Pavlov fit saliver des chiens, l'approche du 30 mars les fait entrer en songeuses mièvreries ? La suave adhésion qu'ils s'empressent de faire par leur exact compliment aux proverbes courus est probablement ce qu'en lyrisme on nomme « inspiration », voici comment :
L'écrivain se penche sur un sujet-cliché, il s'en impose la restriction absurde, car c'est bien une limitation insensée de l'esprit que de se restreindre à une poignée de thèmes déjà traités de presque toutes les façons imaginables (j'y songeais en lisant le sonnet sur une énième montre symbolique sans avantage : qu'on mesure combien d'objets, en nombre proche de l'infini, peut servir à extravaguer en métaphores et en débordements, et qu'on constate combien peu ont servi à ce dessein vaniteux, combien il faut encore se restreindre, malgré Ponge !) ; et, culturellement, des dizaines d'images-faites lui traversent l'esprit parce qu'elles sont faciles et évidentes, il se sent aussitôt gagné par une « prodigieuse » abondance de visions sans concéder qu'elles ne sont envahissantes que parce que convenues et automatiques comme des réflexes (un homme que vous frapperiez du marteau à la rotule se croirait aussi conquis d'une multitude de mouvements spasmodiques), et le voilà tout à coup absorbé dans l'effort imbécile de rendre explicite cette profusion troublante de ce qui ne nécessite nulle réflexion, et, pour en justifier l'activité inutile, il adjoint à sa pratique l'idée qu'une voix parle à travers lui et lui intime de communiquer sa vision – c'est là le mécanisme de l'irrépressiblevoix du cliché.