Plus d'aveu - making of

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Il est encore plus logique de suspendre sa parole que de suspendre son jugement : si l'on doute d'une idée, il ne s'agit pas seulement d'en empêcher la pensée qui peut être fausse, mais il est bien plus impératif d'en juguler l'expression pour qu'elle ne se diffuse point. Le jugement par lui-même n'a guère d'effet sur le monde, il en acquiert lorsqu'il se change en paroles ou en actes. On peut ainsi mal penser en relative « innocence », sans conséquence sur l'extérieur, mais exprimer une erreur peut revenir à la fonder hors de soi, à la véhiculer, à la pérenniser, à l'établir en usage. Il faut être prudent chaque fois qu'on parle : rien que le mot, il me semble, confirme ou modifie les mœurs ; c'est le mot surtout qui est à l'origine d'erreurs d'autres mots infiltrant la pensée. Je préfère de loin l'imbécile qui se tait au Contemporain qui s'épanche : ce n'est pas juste à cause de l'importunité sonore ou intellectuelle, c'est la manière affreuse qu'un homme a de vouloir se démontrer certain, y compris de ce qu'il sait ignorer, ou d'estimer sa première idée digne d'être rapportée et transmise, et avec combien de bruit, surtout parce qu'elle contient une passion ! Entendre quelqu'un « en conversation », c'est recevoir les impressions les plus médiocres sur tous les thèmes, lancés éhontément en façon de proverbes, en une fébrilité qui révèle une telle espérance de confirmations sociales ! Cela n'a ni teneur ni tenue ; on ne sait pas ce que la personne pense en propre, sans aucun mal on sait ce que sa société doit en penser. Il s'extravase le liquide commun, sans analyse, sans le filtre du soi-même, émotions apprises et identiques à ce milieu, adhésives, contiguës – paroles qui ne valent pas une idée, et qui sont la manière des façades de déplacer le vent et de l'intensifier quelquefois par répercussion.

En général, je préfère attendre au moins un court moment avant de dire quelque chose, processus naguère élémentaire qu'on appelait « tourner sa langue ». Entre-temps il peut advenir que la discussion a changé, que je ne puis plus placer mon « impertinence » bien à propos, que l'improvisation perdrait de son mérite en ce décalage qui est une sorte de préparation, alors je demeurerai stoïque et silencieux, et je me trouverai en fin de compte plus satisfait d'avoir moins tâché de me mêler de communiquer une véritable idée. Certes, contrairement à ce qu'on suppose de moi parce qu'ici j'ai l'air de vouloir échanger – c'est en partie faux, parce que mes articles ne servent qu'à affiner mes réflexions, pour moi-même et presque sans égard altruiste pour qui me lit –, cette position me convient : je regrette presque toujours d'avoir parlé pour dire juste, parce qu'alors je ne suis jamais compris, j'offusque, je deviens « grincheux » et « égoïste », « systématique » et « péremptoire », je suis pour autrui un principe de « contradicteur insincère pour l'épate ». C'est vrai que je ne convaincrai personne, qu'on ne recevra ma subtilité qu'en crâne provocation, et que je n'apprendrai rien à m'expliquer : je n'apprendrai tout au plus qu'à m'expliquer, et encore, mal, puisque je ne tirerai aucun témoignage d'une plus ou moins grande compréhension, sans nul repère d'une transmission. C'est pourquoi je sais constamment que je ne regretterai point de m'être tu, et, si je suis tenu de prononcer des paroles, j'économiserai mes mots, et, après avoir minutieusement compris ce dont il s'agit, je dirai compendieusement les phrases décisives qui suffisent. J'aurai ainsi l'air « embarrassé » dans un débat avec spectateurs, à patienter d'être sûr et à m'efforcer d'être exact, parce qu'on n'a souvent plus l'habitude de ce flegme qui agace ou qu'on dédaigne : s'exprimer avec soin, c'est au Contemporain « produire de l'argutie » ou « manquer de bravoure » ; ne pas s'exprimer immédiatement, c'est faire défaut de « répartie », être « calculateur » et faillir « d'humanité ». Les gens s'inquiètent de qui parle mieux qu'eux, s'en sentent humiliés, c'est pourquoi il faut lui trouver instamment des vices pour ne s'en pas trouver à soi-même.

C'est un trait intempestif de ma personne que cette habitude d'attendre avant de dire, et tout à coup de prendre la parole d'une manière tranchante et capitale qui écrase toute répartie intelligente : il ne reste après moi que la voix des sots qui n'ont pas compris ou des cuistres qui préfèrent s'obstiner. Nous vivons en un siècle qui, sans profondeur, ne se sent logiquement rien à cacher, et qui fait donc paraître aussitôt à la surface ce qui s'y trouvait déjà, faute de disposer de ressources secrètes, de réserves de pensées, de sous-jacence sue. Ces atermoiements d'une inévitable complaisance présentent toujours l'aspect d'un bavardage inutile où toute l'opinion exposée était connue, y compris en politique où nos députés ne font que ressasser les stéréotypes les plus prochains : chacun se rassure, semble-t-il, à se reconnaître dans autrui, de sorte que le but du langage n'est plus jamais d'introduire dans la communauté des éléments inédits. Il faut juste déverser fébrilement ses avis et volontés, ne rien amasser pour soi, ne pas se remplir seul et à part d'une matière roborative qui vous opacifie et densifie hors de toute correspondance et solidarité. Pour le Contemporain, il est d'une intolérable frustration de ne pas rapporter ce qu'il sait, absolument tout ce qu'il sait, absolument tout le très peu qu'il sait, et même absolument tout le très peu qu'il sait tout de suite sans le recours fastidieux de la mémoire dont il manque. Faire défaut à la tendance à toujours tout avouer, il appelle cela : « hypocrisie ». Par exemple, le couple moderne se définit notablement par son penchant irrésistible à communiquer sur le moindre fait traversé dans la journée, à y exposer son point de vue banal, à en commenter les actions stéréotypées, à en relater ce qu'il n'a pas vu et à en rapporter la conception à ce qu'il n'a pas appris, dans le cadre étroit des représentations qui le concernent et valorisent – le tout à grands renforts d'émois décuplés. Ces gens sont comme ces jeunes enfants qui, pendant qu'ils dessinent, ne se rendent pas compte qu'ils sont en train de décrire à voix haute l'œuvre qu'ils réalisent : ils se soulagent ainsi surtout de n'avoir « rien à garder », c'est une béatitude pour eux d'oblitérer leur solitude en n'écoutant jamais ce qui les recommande à une personnalité secrète et tue, ils s'abandonnent et se soulagent. C'est plus fort qu'eux : s'ils ne parlent, ils angoissent ; c'est un besoin qui les intime de ne pas disparaître, car hormis les gestes et les bruits qu'ils font, ne pouvant se targuer ni d'acte ni d'opinions personnelles, ils s'évanouiraient symboliquement dans le néant des effets et des causes, et sentiraient enfin trop vivement qu'ils ne sont personne. Mais il ne peut s'agir bien sûr du prétexte explicite dont ils couvrent leurs babils : pour se faire une légitimité des bavardages, nos mœurs admettent ce qu'on ne dit pas comme dissimulation, honte ou culpabilité : qui se tait est malsain, et refuser de partager s'apparente à une intention critique, à une distance – ceux qui, en général, ne se décèlent pas aussitôt dans une conversation sont suspects d'idiotie ou de complot, il faut ou se répandre ou s'attendre à l'inimitié collective. Surtout, notre époque ne se sent pas le choix de sa logorrhée ; comme elle l'avoue elle-même : « Il faut que ça sorte. C'est mauvais de garder pour soi. » Ne rien garder : dans Mort à crédit, souvenir d'une scène de bateau qui tangue où les passagers malades se forcent à vomir, pensant que ça ira mieux ensuite, au point que c'en devient sur le pont une orgie immonde. Toutes les conversations me font penser à ça : comme l'esprit tangue, l'interlocuteur espère se délivrer de la sensation de confusion en se soulageant des mots qui lui viennent comme des indigestions ou des congestions, sans s'apprendre quoi que ce soit, sans rien ajouter de neuf au pot commun – dans le roman de Céline, les malades finissent par s'entre-vomir directement dans la bouche. Mais il n'a pas l'air beaucoup mieux, après ça ; seulement sans doute, il se sent moins mal, en particulier s'il s'est aperçu que tout le monde a régurgité comme lui : une maladie dont chacun souffre, c'est l'état normal, à ce qu'il paraît, et vomir comme les autres, c'est être bien.

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