Myodésopsie est le nom d'une banale anomalie de la vue qui fait apparaître, notamment quand on regarde une surface unie et claire, des taches semblables à des moucherons ou à des brindilles transparentes. Je remercie Sainc Mont d'en avoir trouvé l'appellation en un message où il indiquait comiquement que c'étaient peut-être ses plus intimes amies : je lui ai pris l'idée pour en faire un poème à chute ; j'espère qu'il ne m'en voudra pas.
La première fois que je perçus cette mouche sur mon champ de vision, c'était il y a une douzaine d'années, et j'en fus assez inquiété. L'ophtalmologiste chez qui j'allai me fit un fond-de-l'œil terrible où, comme j'avais tendance à révulser (je connus pendant une demi-décennie un état d'épuisement chronique où je me sentais sur le point de m'endormir, même en voiture), l'examen fut compliqué et il me traita quasiment de pédé (ces mots exacts furent : « Vous êtes sensible, non ? ») Je sortis de son cabinet sans information et les yeux presque sanguinolents, et me promis de ne plus me rendre chez un spécialiste que je pusse quitter comme si je n'avais vu personne (je me suis détartré avant-hier tout seul avec de petits ciseaux à ongles à lames courbes, et je crois que c'est assez bien fait). Ce qui est notable dans cette expérience, ce n'est pas tant la consultation inutile que le sentiment que je tirai d'une tare définitive de la vision dont j'estimai alors plausiblement la baisse irrémédiable :
Il me vint non une impression de panique ou de désespoir mais la simple assomption du peu de valeur que j'accorde à l'existence.
Je songeai, en somme : « Eh bien ! tu peux aussi bien mourir demain : qu'importe ? » J'en fus aussitôt à la fois consolé et conforté dans la certitude que, passé le premier émoi, je n'avais bel et bien aucune crainte de la mort ou du handicap ; mon existence ne me semblait pas particulièrement précieuse, et il ne me parut pas que le fait de perdre la netteté de la vue, pour autant que je puisse me tuer quand je voudrais, serait un événement où j'eusse dû beaucoup me plaindre. Ce « moucheron » visible et omniprésent était pourtant neuf et, à ce titre, troublant et gênant : je devrais m'y habituer, voilà tout, en dépit de la perte. Et peut-être les hallucinations particulièrement handicapantes de mes migraines classiques m'avaient dirigé vers la réflexion que même l'anormalité n'est pas grand-chose (surtout, je me sens familier avec la perspective de devenir fou).
Une onde réconfortante monta alors durablement en moi : tout ceci est décidément sans importance, me dis-je. Il n'y a rien de nature à vraiment m'atteindre. C'est dérisoire : je peux aussi bien vivre comme si je ne passerais pas la nuit ; n'est-ce pas en vérité ce que je fais depuis des années ?
Les myodésopsies dont, tout enfant, j'avais déjà observé les filaments microscopiques, constituent une variété de conscience de soi : je les crois universelles, mais j'ignore si la plupart des gens ont assez d'égoïsme pour les distinguer, au même titre que les fourmillements pixélisés dans la pénombre avec leur tintement aigu. C'est un phénomène qui ressort au moi intime, aux idiosyncrasies qu'on a tendance à gommer et négliger, à tout ce que la conscience dissout dans la volonté de ressemblance et que son moi normalisé et social ne perçoit plus : l'identité s'efface même dans le désir de la bonne santé typique. C'est pour cela que je tiens à le chanter : comme la sexualité, la perception mérite un traitement minutieux, parce que c'est le moyen de recouvrer par confrontation et déconditionnement la sensation de la vérité et de l'authenticité. Si ensuite on pouvait durablement s'en servir pour mesurer et évaluer la profondeur d'un texte, ce serait un repère salutaire, et la littérature peut-être en serait améliorée.