Origine de toutes les peurs - making of

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Avoir peur – je l'ai finalement compris – c'est-à-dire avoir peur de mourir (toute autre peur peut se résoudre, se dissoudre, même en pensée, par la mort qui abrège : qui n'a pas peur de mourir n'a peur de rien, le couteau ou la balle étant propre à mettre un terme à n'importe quelle appréhension torturante) est toujours intrinsèquement lié à l'expectative d'un regret : ce qu'on redoute, c'est l'interruption d'un processus avant son terme. Il ne peut exister d'angoisse à l'idée seule de disparaître : le rien ne saurait être objet d'effroi, on a grand tort d'admettre si banalement l'inconnu ou l'étranger un sujet de peur, le moindre réalisme invite à concevoir la mort une stupide et anodine absence de sensation, il suffit d'imaginer redevenir ce qu'on était avant la naissance, avant l'être, un néant, sans corps, sans pensée, et même sans noir, quelle que soit la superstition qu'on y superpose et la religion même, « âme » ou pas (je ne présume pas que même un Chrétien contemporain imagine avec beaucoup de concret un enfer, et je doute que, comme tous les croyants, il se suppose mériter personnellement d'y être condamné). Pour le Contemporain, en dépit des altruismes de cantonade et de pacotille (comme le : « Je ne veux pas laisser mes enfants orphelins » : est-ce donc qu'on se figure si bêtement qu'un orphelin vit toujours malheureux ?), ce qui terrorise, c'est la crainte vertigineuse de n'avoir pas accompli le principal, de n'avoir pas fait de son existence l'« abouti » fantasmé, de devoir laisser là, avant terme, comme un potentiel irréalisé, un meilleur de soi, une espérance, à « mi-chemin », comme d'avoir été « empêché ». Il me restait à faire, c'est trop tard, j'ai gâché le temps : voilà l'aveu le plus sincère qu'un peureux devrait confesser quelle que soit sa peur, car la crainte de perdre rejoint toujours inévitablement la frustration de n'avoir pas mis à profit. Ni le monstre sous le lit, ni l'araignée sur sa toile, ni la maladie contagieuse hors de vue et ni le vide après le balcon, ne résiste à la solide rationalité d'une existence pleinement occupée par le devoir et où l'être ne reporte pas sa dure responsabilité. Celui qui peut dire : « À mon heure dernière, je mènerai exactement la journée d'aujourd'hui, sans rien changer ni rien moins négliger » ne se préoccupe pas d'une terminaison de son emploi ou de sa force ; il a fait ce qu'en toute conscience il était déterminé à réaliser, il n'a pas différé sans un motif sûr le moment d'une action « capitale », et il a exprimé sa puissance autant que l'existence lui en a procuré la possibilité. C'est logique : une rationalité méthodique, celle d'un homme occupé à des réflexions et à des actes plutôt qu'à des proverbes et à des routines, au moment de sa mort même impromptue, songerait :

Qu'ai-je à regretter ? J'ai agi sans projet de reste. Tout ce que je n'ai pas fait, je n'avais pas pensé à le faire ou je n'en avais pas les moyens. Je puis bien m'inciter à croire à cette heure qu'en ayant su cette fin, je ne l'aurais pas consentie de cette manière et me serais attelé à autre chose, la vérité c'est qu'on ne sait pas sa fin, que c'est un mirage de prétendre à des « si » comme pour s'en attrister et épancher ses passions à la dernière heure au lieu de penser à son mérite et de vivre à fond le moment de sa fin. Je meurs : j'ai fait de mon existence l'œuvre d'un vivant entier ; c'est en tant que vivant que je l'ai vécue, et non pas, comme un assoupi, en provision d'une mort ponctuelle, et dans l'attente d'une révélation ou d'un répit. Inutile donc d'y songer : voyons plutôt à présent comment je puis traverser curieusement la mort.

La petitesse mesquine des gens, leur faute et leur prétexte, c'est de ne pas considérer la mort une part nécessaire de la vie, après n'avoir pas considéré la volonté et l'action des parts également nécessaires de la vie. Ils ont vécu en un film, des couleurs ont défilé autour d'eux, édulcorations bienheureuses, miroirs de réalités, et ont vécu tout fascinés de divertissement, absorbés sans une fatigue plus qu'imaginaire, sans une peine véritable, sans le travail et l'effort d'une contribution véritable, relativement passivement, paresseux, déshabitués de performance et de contention, leur frénésie n'ayant été qu'à l'oublieux confort des plaisirs indolents ; alors on les réveille toujours trop tard de la « séance » quand on leur annonce qu'elle est pour eux terminée ou quand on leur représente simplement que pour une multitude de causes on pourrait leur demander de quitter la salle un peu plus tôt, ils s'affolent soudain, inquiétude immense, ce leur paraît un scandale, une panique les étreint et les galvanise qui les pousserait aux réactions les plus violentes et absurdes, ils n'avaient pas prévu qu'il fallait déjà faire, ils pensaient avoir le temps, ils s'étaient naturellement endormis, la lumière artificielle les y incitait, est-on bien sûr qu'il s'agisse d'eux ? Ne s'est-on pas trompé de personne ? N'est-ce pas horrible, ce rideau qui tombe avant l'heure du générique ? Ne faut-il pas, toute la durée théoriquement annoncée du cinéma, que quelqu'un soit en charge d'assurer que le courant continuera à circuler et que le projecteur ne cessera pas de diffuser ses images lénifiantes ? Ainsi les peureux veulent-ils vivre, vivre encore, ils s'accrochent à la vie comme à une éternité due, s'indignent de tout mort qui survient ou qui peut survenir et qui ne « devrait pas être », extrêmement processifs à empêcher le dérangement de leur paralysie, de leur vacuité et de leur insouci, tout ceci alors qu'au juste ils sont déjà comme morts, prohibant jusqu'au risque, insultant et menaçant ceux qui, même très indirectement, mettent une vie en péril, réclamant des lois, exigeant que tout soit fermé en-dehors du complexe où leur vie-de-film factice se déroule et que la modernité a arrangée pour eux. Le peureux est celui qui ne fait rien, qui préfère ne pas s'apercevoir qu'il ne fait rien, qui se satisfait de l'oubli continu de la valeur de faire ; il est le misérable qui ajourne la vie et refuse qu'une mort accueille non sa vie mais la non-vie qu'il a constituée son existence. Il abonde tant à ne rien faire, ayant fini par croire que la vie est abondance reçue, qu'il néglige de participer à la vie, la mort le cueille toujours au moment qu'avec fébrilité il découvre qu'il pourrait vouloir étendre le bras et fabriquer des choses – c'est toujours trop injuste. Qu'on y regarde bien : plus quelqu'un a peur, moins il a réalisé ; le craintif signale le végétatif. C'est pourquoi notre société est phobique au dernier degré : le divertissement lui a emprunté toutes occasions de vivre, il atermoie continuellement le moment d'être, et tout lui est délai pour « profiter » du jeu, il croit que la partie est infinie. Mais le sérieux ne lui est jamais venu, il ne s'est jamais emparé de sa puissance, de sa décision, de sa vie. Alors quand la nuit tombe, la télévision est restée allumée, et dans son canapé il se rend compte qu'il est vieux et n'a fait que parler pour rien dire, qu'il est demeuré l'enfant sans initiative qu'on guide, qu'il s'est contenté des gestes obligatoires pour courir au réconfort du rien, et que s'il avait su il se serait peut-être vraiment occupé à être un homme. La détresse, alors, s'en saisit.

Il n'était pas prêt, il croyait ramasser et accroître ses forces en l'attente d'une explosion ; son sempiternel cocon, pensait-il, était un déploiement, mais c'était une fuite : la chenille ne se métamorphose qu'au prix d'une brutalité qu'elle se fait à elle-même. Il fallait toujours protéger au nom du cocon : interdire qu'on y touche, qu'on l'établisse trop près du bord, que le vent le fragilise, et même qu'on nourrisse contre lui rien que de mauvaises pensées – et c'est ainsi que des milliards de cocons se partagent le monde, sans un seul papillon.

La peur, qu'est-ce donc au juste ? La peur, c'est l'état d'un être qui n'est pas un homme, et qui refuse de courir au danger parce qu'il estime que sa vie n'a jamais commencé.

HormisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant