La somme de latences et de saccades, justement, dont se constitue l'habile et opiniâtre masturbation d'une femme par un homme, peut composer à mon sens un poème très subtilement rythmé, un défi d'évocations sensuelles et de naturalisme scrupuleux, où le souffle de la diction rejoindrait les intrusions et les abandons successifs de la sexualité, par voluptueux et pathétiques progrès. Qu'on devine alors comme la matérialisation d'une telle œuvre mimerait en quelque sorte les vertus du mâle typique, à savoir à la fois l'examen froid de sa victime comme on teste scientifiquement le vers pour en mesurer l'effet objectif avec une presque méprisante distance, et la convoitise calculée d'une puissance aliénante à exercer sur un être captif, pendant que le poète, lui aussi, espère patiemment et par une somme de techniques aboutir au degré émotionnel qu'il s'est fixé. Ainsi : analyse et vigueur, intelligence et dextérité, impitié et prodigalité, tout ceci en une conscience duelle, quasi sacrifice et quasi nuisance, car l'homme noie l'ennui dans le beau geste et sait d'avance qu'il tirera profit de son efficacité par la ferveur où ressortira son amante comblée autant qu'humiliée – il y a de l'abus dans l'orgasme donné (mais est-ce que la plupart des femmes ne le savent pas déjà ?). C'est un travail semblable à un façonnage littéraire, avec ses pièges, impasses, lourdeurs grossières et absconseries inutiles : la manipulation d'une femme est certes un suprême partage où il faut communier en eucharistie, mais c'est aussi une élaboration où parfois il ne faut pas écouter son lecteur, pour surprendre et l'imposer humble et soumis ! L'amant viril doit créer du plaisir au sein même de l'inattendu, et que l'imprévisible devienne à l'amante un désir, pour qu'elle soit submergée dans l'inauguré de son désir même : ne pas oublier qu'en ce rapport, l'auteur ne rend pas un « service commandé » mais aspire à posséder, ce qui suppose une part de domination assumée, une volonté décisive et fascinante à laquelle l'intégrité féminine répugne... adorablement. L'obligeance d'un maître trop suave et trop complice dégoûte toujours un peu et revient graduellement à en faire un serviteur, voire un laquais : on anticipe ses bontés, donc il ne commande plus, et par conséquent il perd l'attribut fondateur du maître. Ce toucher-là, d'une minutie et d'une ciselure artistes, tendre et infiniment complaisant, doit s'accompagner d'effets violents où l'intrigue soudain envahit et brutalise la conscience en proposant des audaces qui, sans entrer dans les « canons » du métier, offrent des bouffées plus vertigineuses et fauves, des infractions, des rétentions, des entraves à tout ce qui oserait s'interposer par morale et par tradition. Il s'agit d'un équilibre délicat, dont l'art unique dépend du tact et de l'élan, qui fait la suavité trop molle ou la brusquerie trop méchante d'un modelage, et où se discerne la personnalité du professionnel, son « style ». Il est commun qu'à ces tentatives l'amateur impréparé ou sans tempérament s'exaspère, abandonne, change d'outil et de manière pour ses propres commodité et plaisir, ou bâcle le dénouement jusqu'à renoncer à son idée initiale, trop haute pour sa capacité de parvenir à un satisfaisant et délicat objectif, à la fois contenu et défoulé, à la limite même de l'aporie. Son public, en général, flatté, étourdi un moment, n'ayant environ rien dépensé pour être ainsi manipulé et saisi, lui saura gré quand même de sa tentative altruiste au moins jusqu'à son arrêt – mais il ne pourra que convenir en lui-même que le résultat demeure une approximation. C'est l'artiste seul qui, méticuleux autant que perfide, contente l'esthète en le subjuguant : or, j'ignore s'il reste beaucoup d'esthètes pour évaluer et distinguer les divers degrés amoraux de l'excellence d'un possesseur. Les œuvres par exemple souvent plaisent à ceux qui jouissent peu ou qui ne jouissent que du corps, et les plus larges succès procèdent seulement des faciles-à-satisfaire, de ceux qui n'admettent ces caresses que compléments superfétatoires et où tout est bon à prendre ; ainsi les œuvres se valent-elles à peu près au jugement du vulgaire, parce que celui-ci n'en use qu'en d'assez rares occasions pour sentir comme on s'occupe de lui : c'est un simple entretien, cela le valorise, il se croit une grandeur parce qu'il est un moment attentif aux mouvements qu'on lui fait, et s'y suppose une sorte de mérite. Mais il est une autre race de jouisseurs : celui-ci a déjà un peu de la psychologie de l'artiste et ne peut s'empêcher d'évaluer les différents stades de profondeur des effets qu'on lui prodigue ; et il éprouve d'abord, et s'étonne de la sapience qu'il faut, et comprend le ressort qui l'emporte, et admire la manière si intempestive qu'un autre a de l'emparer, de l'explorer et de le retourner, et il en tire une gratitude qui peut l'humilier aux larmes. Cette personne ressort d'une telle expérience imbibée de recherches et de triomphes, éblouie de prose profondément byzantine et de vers pourfendeurs, qu'elle voit à elle adressée, enivrée d'une existence derrière l'œuvre et d'une intention parachevée et terminée, et, dans les draps encore moites, elle songe au memento qui s'enfuit, consommé, dont elle veut encore raviver le souvenir. Elle se croit sans reconnaissance, impotente et indigne, cependant que l'objet de son plaisir se tait à son côté, et, haletante encore, mais muette, elle veut emplir cette force qui l'a comblée, doutant de pouvoir égaler ou même atteindre ce page qui, trop blanc à sa main chaude, s'endort, ou pire, se tourne vers elle d'un air d'indécelable et douloureuse songerie, ailleurs ou bien là, l'esprit on ne sait où, la tâche finie, égoïste, et qu'on ne rendra plus.