Doute pour une pause salutaire - making of

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Ma longue équanimité acquise de corbeau, mon intransigeant souci de constance, et ce que, faute d'une morale compréhensible par le monde, je nommerais ma « patiente intolérance » ou ma « ductile inflexibilité » en une formule qui lui paraîtra un paradoxe uniquement fait pour l'argutie et la pédanterie (or, c'est seulement la façon d'un individu de ne plus se scandaliser ni s'alarmer des prévisibles vicissitudes de l'existence et du siècle) rendent sans doute mes crises spirituelles moins brutales et plus provisoires, c'est-à-dire plus bénignes en apparence, donc plus niables au Contemporain. C'est le lot de ceux qui, ayant coutume de réfléchir efficacement en sage distance, concentrent leurs forces sur des problèmes qui chez eux sont plus vite résolus mais qui exigeraient d'un autre des années de réflexion dispersée, intermittente, dilatoire et médiocre. C'est pourquoi, en me voyant sous la norme ordinaire qui « établit » et « certifie » le tourment, en me voyant automatiquement comme un soi, un « prochain », suivant le bonasse credo chrétien : « considère autrui comme toi-même », on me trouvera toujours des angoisses trop brèves pour y légitimement prétendre, des affections trop implicites et pudiques pour être véritables, des maux trop discrets et traversés pour faire accroire en la douleur selon l'échelle commune, on me jugera toujours trop marqué de résilience pour que mes soucis soient réels et comparables aux « vraies douleurs des gens », parce que justement tout le critère d'estimation de la peine, tout son étalon, est fondé sur la plate débilité de personnes qui ne souffrent d'à peu près rien et qui cependant se plaignent presque infiniment. Alors, sur cette analogie spécieuse, on dédaignera mes douleurs comme superficielles, des vétilles, des riens, parce que je ne les hurle pas durant des mois, et l'on niera mes nobles et discrètes plaintes au prétexte qu'il n'y a pas de peine sans l'interminable Convalescence : aujourd'hui, chez le peuple stupide, le bruit et la durée du rétablissement sont devenus les seules mesures de la « réalité de la crise ».

(On ne croirait peut-être pas qu'à ma dernière migraine, où j'ai de nouveau « égaré » le cinquième de mon champ de vision, je décidai dès les prémices de me lancer dans un travail de jardin, de ceux qui réclament de l'effort sans précision oculaire, parce qu'en ce handicap que bien des gens estimeraient terrible et traumatisant, j'appréhendaisl'ennui à ne rien faire dans un lit ou ailleurs – il est vrai cependant que ces symptômes chez moi s'accompagnent de moins de souffrances qu'auparavant, cependant je distrais justement la souffrance en m'imposant une activité difficile. L'analogie reste convenable : ma femme ne s'inquiète pas ; en dépit de ce que je l'ai avertie elle me parle, gravite comme si je ne souffrais pas, j'ai seulement l'air légèrement fatigué sans doute, plutôt même déçu qu'ennuyé, bien que mes regards se posent à côté de leur objet parce que je ne peux fixer de manière directe sans une perception parcellaire. Ainsi, même certains troubles physiquement pénibles, je les vis avec placidité et philosophie – pas davantage je ne me tourmentai, il y a une dizaine d'ans, de la petite tache apparue quand je fixe une clarté avec mon œil droit. Il me plaît presque, pour certaines raisons, de songer que je vais mourir au sens : que je suis mortel et ne tiens guère à la vie.)

Peut-être simplement ne se figure-t-on pas, après tant de paresses instituées en mœurs, la quantité de problèmes que peut résoudre un esprit supérieur : n'importe quel dilemme réputé insurmontable de la tragédie antique n'est-il pas soluble en deux heures de représentation ? Et même, reconnaissons-le, c'est une durée qu'un spectateur ou un lecteur moins grandiloquent et plus performant que les personnages sur scène aurait réduit à une synthèse moins délayée et à une conclusion plus prompte. Est-ce que la situation de Bérénice ou d'Antiochus constituerait les sources d'un puissant dilemme dans la réalité ? Roméo ne nous fait-il pas l'impression d'un enfant immature en dépit de son suicide, capricieux et adolescent ? Je pense que la plupart des gens ne souffrent d'aucun problème positif ou absolu, que ce siècle de confort omniprésent n'y est plus propre, que la mort même, qui fut de longtemps la cause de la souffrance essentielle, a dissout son injustice dans la relativité d'une moyenne de mortalité à plus de quatre-vingts ans à peu d'exceptions près (allez voir la rubrique nécrologique de votre journal si vous ne m'en croyez : c'est peut-être un défunt sur dix qui avait moins de soixante-dix ans). Le Contemporain a perdu la mesure de ce qu'est un problème, il se crée abondamment son petit Münchhausen sur mesure pour se sentir élevé de drames dérisoires ; il faut, même à moi, un grand renfort de sagesse pour ne pas consentir à ériger sur des insignifiances des idées exagérées de péripéties monstrueuses : c'est qu'en majorité il s'agit d'illusions d'inquiétude soigneusement remisées et qu'on ne rouvre qu'en rares moments de désœuvrement, pour se gonfler d'une matière, d'une forme de contenu dont on juge depuis longtemps que pour être authentique il lui faut le renfort du pathétique, d'une profondeur de parure pour soi comme pour autrui ; les soucis décoratifs, notamment pathétiques, sont ceux que l'homme du présent a le plus de chances de considérer comme de « vrais problèmes ». Or, c'est chez lui l'une des raisons essentielles pour laquelle la résolution n'avance guère : non seulement il ne se penche qu'avec sporadicité sur des difficultés parce qu'il n'a en effet pas d'urgence à les résoudre, mais encore il a plutôt intérêt à ne pas les résoudre pour s'entretenir en l'idée de sa grandeur de héros en proie à la perpétuelle et insoluble « fatalité » : son problème, croit-il, lui fait une grandeur, il s'amoindrirait à le régler, la solution l'anéantirait peut-être. Combien de personnes ainsi, ai-je constaté, qui atermoient ce qui ne me prendrait que quelques minutes à traverser, s'empêchant obstinément d'élire un remède clair et définitif en prenant enfin « un parti », procrastinant et s'empêtrant en arguties auxquelles eux-mêmes ne croient pas pour s'enferrer à dessein dans l'éternelle incertitude qui les conforte, fuyant comme par principe tous les conseils salutaires qui, précisément, les enjoignent à prendre une résolution, ceci faute de faculté de distance et de généralisation, faute d'avoir la moindre autre chose importante à penser, faute d'esprit en somme ; ils sont inconséquents et lâches parce qu'incapables d'une part de deviner les conséquences de leurs actions, d'autre part de percevoir où commence la lâcheté. Leurs soucis si explicites sont surtout pour défouler leur « martyre » ; ils aspirent à « l'héroïsme » – de pacotille – d'endurer « mieux » plutôt que d'endurer moins, ils n'auraient rien à endurer s'ils prenaient la mesure du dérisoire de ce qu'ils nomment un souci – et ils se plaisent à induire une certaine pitié. Mais ils n'y pensent qu'aux instants où ils ont une audience pour les confesser ou les plaindre, le reste du temps les trouve sans affection particulière, ils ne sont touchés par rien à moins de s'élire eux-mêmes pour objets d'admiration et de compassion. Il serait à peu près vain de chercher un homme chez nous qui sût ce qu'est un problème, fût-ce un problème métaphysique assez éloigné des ennuis prosaïques de la santé ou des sociabilités, même un problème au « second degré » – et à bien y réfléchir, en particulier un problème de cet ordre. C'est qu'il faudrait s'emparer de celui qui sentirait l'impossibilité de diluer ce problème dans le divertissement, qui éprouverait la nécessité de s'atteler au problème – impérieux, intrinsèque, incoercible – avec efficacité au détriment même du divertissement. Voilà : mettez la main sur l'homme sans divertissement, du même coup vous atteindrez celui qui peut rencontrer un problème.

HormisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant