Martyre pugnée - making of

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Je crois en la primalité de la volonté sexuelle.

J'y crois, il faut l'entendre comme : l'émotion inhérente à la sexualité me paraît pure et inaliénable. J'y crois pour attribut, pour couleur, pour principe, pour essence, pour qualité, pour énergie issue de soi, pour puissance consubstantielle, une origine, un foyer, un élémental et une incandescence rouge au centre de la géode cordiale. Au contraire de presque tous les affects et sentiments, je considère cette vie intérieure comme réelle, établie, infalsifiée ; c'est une vérité humaine fiable pour débuter l'exploration de « l'âme humaine ». Je l'estime profonde, vérifiée et ne veux présumer de rien d'autre. Je tiens à ne rimer que sur des certitudes ; or, je ne dispose que de cela de véritable et d'universel, de l'être : homme et femme sont de très étroits vecteurs de volonté sexuelle, et ceux qui n'ont pas la ferveur intrinsèque, immanente, du plaisir sexuel, sont dénaturés au-delà de l'humain. C'est tout ce que je veux admettre d'humain pour l'heure, en un sens positif et actif, générateur, au-delà de tout ce par quoi il est négation et effet.

Si je m'en tiens à ce que je sais de l'homme, à ce qu'il m'a démontré, pour l'instant je dirais seulement que c'est le porteur de fonctions organiques qui induisent des agréments et des importunités, et qu'à part ces rudimentaires sensations – plaisirs et douleurs – où l'imagination et la créativité tiennent peut-être une place assez faible – mais j'ai probablement tort de négliger aussi vite ces domaines initiaux de l'existence intérieure, simplement j'ignore comment m'en servir pour les poétiser –, le sexe tient une place capitale et constructive, par l'intensité surtout des phénomènes qu'il procure au sujet, dans la conception qu'il se fait de son indépendance et la matérialisation de son rapport à autrui.

Par le sexe, il dispose d'un accès à volonté au plaisir, et c'est un plaisir immédiat qui se passe d'interprétation culturelle, qui ne nécessite pas de recours à des représentations, j'entends que si ces interprétations et représentations associées à des facultés de l'esprit peuvent servir à compléter un fantasme et à accompagner l'orgasme, elles ne sont pas nécessaires. Le corps, lui, est indispensable, et non seulement le corps mais ce corps-ci, un corps humain. Je suppose ainsi qu'à travers le monde, un certain nombre de compétences physiques, déployées avec endurance et proportion, font un excellent amant cosmopolite si son partenaire consent à se déprendre de préjugés et de traditions locaux. Je n'en suis pas tout à fait sûr, à vrai dire, mais comment peut-il exister un lieu où l'homme serait insensible à une fellation attentive et rigoureuse, et la femme inaccessible à l'extase par une stimulation manuelle consciencieuse et précise ? Je doute d'un tel lieu et d'une telle civilisation, à moins qu'une culture ait altéré le corps même ; et ainsi, tout ce que j'admets, c'est que je ne vois pas comment une telle différence serait possible, et, si ce l'était, pourquoi on la considèrerait davantage qu'une négligeable exception. Mais enfin, je ne connais pas toutes les civilisations, présentes et passées. Ce serait une étude à mener si possible, une recherche en tous cas, avec pour titre : « Examen des peuplades humaines où la jouissance physique se distingue nettement de presque toutes les autres. »

Je tiens le sexe une émanation primale dont l'influence déborde les sensations, innervant la pensée, structurant l'esprit, parce que, hormis l'agrément et le désagrément ordinaires, je ne présume pas d'autre origine à nos idées, notamment morales, et qui conditionnent la sociabilité. J'admets plausible que la plupart de nos sentiments authentiques, et même tous, dépendent de cette essence profonde et naturelle, de notre rapport au corps, dont douleur et plaisir modèlent tant notre psychisme et notre relation à l'existence. L'enfant avant la puberté ne ressent presque que des plaintes physiques avec des satisfactions de tête : il a faim, mal, n'a pas ce qu'il désire, ou il est soulagé d'un besoin, diverti, rassasié. C'est un être à qui il manque une dimension de la réalité : la jouissance sexuelle, complément indispensable pour comprendre la source foncière du rapport à l'autre, avec ces codes transmis. Un humain qui n'est pas pubère n'est pas complet socialement : il vit dans une théorie des rapports, mais il n'admet pas, notamment, la sourde et puissante intimité nucléaire des individus, et la manière dont il est susceptible d'interagir avec elle, ces remuement et excitation constamment potentiels du plaisir de quelqu'un qui constitue concrètement une perspective et un accès à l'intérêt des personnes qu'on fréquente. Un enfant accorde une place prépondérante à l'amour qu'il inspire, il peut vouloir prendre une importance en son environnement par la façon dont il s'attache les sentiments de son entourage, mais dès qu'il perçoit les bienfaits fondamentaux et égoïstes de la sexualité et les associe au domaine des satisfactions réciproques, il considère d'abord autrui dans sa dimension de partenaire de sexe, l'assimilant ou l'éliminant, et la considération du lien amoureux devient souvent secondaire, et presque un moyen, un instrument de séduction pour atteindre au projet sinon d'un profit sexuel, du moins d'un partage de sexe. C'est en quoi je reconnais la sexualité plus pure que l'amour : elle peut être tactique, elle n'est jamais stratégie, et l'on ne saurait beaucoup déformer, modifier, adultérer sa perception des plaisirs sexuels intrinsèques à une conformation physique commune, tandis que l'amour est un concept qui dépend de beaucoup de paramètres abstraits et culturels dont le désir sexuel est un constituant important, probablement majoritaire, et peut-être unique. Autrement dit, je ne pense pas que l'amour influe sur les sensations sexuelles, mais il est évident que le sexe modifie considérablement la représentation de l'amour : cette assertion peut choquer de son apparent paradoxe (sa première partie surtout), elle demeure objectivement exact, parce qu'il est spécieux, d'un romantique uniquement proverbial et superficiel, de se figurer qu'on a besoin d'aimer pour faire bien l'amour, comme si une sexualité abondante ne se concevait pas ni ne se pratiquait derrière un écran sans connaissance du « partenaire » imaginé et observé. D'ailleurs, on aime différemment avant et après avoir découvert le champ des possibilités de la sexualité ; tout est changé, j'ose écrire : radicalement. Il suffit, pour l'entendre, de se représenter toute la différence qui existe entre plaire à quelqu'un, c'est-à-dire tâcher de lui être agréable et d'obtenir en contrepartie des témoignages de sympathie – un tel échange reste assez subjectif en ceci qu'on est toujours incertain de parvenir à l'un des deux résultats escomptés (se faire aimer dépend peu de nous, et même celui qui nous aime et qu'on aime peut facilement se tromper à sa manière de vouloir nous être agréable), – et faire jouir quelqu'un, c'est-à-dire opérer sa totale défaillance et solliciter en retour un orgasme : tout y est plus objectif, pragmatique et d'intensité presque infaillible, le don et la récompense étant de nature bien plus envahissante et établissant sur l'être une emprise à la fois plus explicite et sensationnelle (on peut facilement ignorer qu'on a plu à quelqu'un, mais il semble impossible d'ignorer qu'on a procuré un orgasme). La forme incompressible de la jouissance confère soudain une puissance extraordinaire à qui ne croyait pouvoir attirer que par la distinction platonique de sa qualité sociales ; ainsi, les moyens et les desseins de toute relation s'altèrent foncièrement ou du moins se doublent, l'homme, la femme, devient autre à la conscience de qui l'appréhende, il ne s'agit plus uniquement d'éprouver des transports par son entretien mais de l'envisager sous la perspective de la perte de sa pose et de son maintien, de sa torture irrépressible de plaisir sexuel, des actions de lubricité débridée qu'on pourrait l'inciter à exercer, et cette duplicité ou cette altérité investit le champ de l'amour plus qu'on ne pense, envahit ses principes et ses procédés, métamorphose jusqu'à sa structure et ses conventions : ou il convient d'inclure une dimension sexuelle dans tout rapport sentimental, ou il s'agit au contraire de détourner l'amour de la considération sexuelle, selon une dynamique puritaine. Il y aurait ainsi une réflexion à mener sur la façon dont l'amour tient compte de la sexualité notamment pour tâcher de la nier ou de la contourner, et je soupçonne l'amour entier, sa codification et sa teneur, de se fonder exclusivement sur l'accompagnement, le dénigrement ou la résistance de la volonté sexuelle. On y prendrait des exemples un à un – je ne sais lesquels, j'improvise –, admettons : l'offre de fleurs à une femme, et l'on essaierait de vérifier si cet acte et la conception afférente – son motif – ne sont pas en relation étroite avec l'encouragement ou la fuite d'une pensée sexuelle. On devrait bien sûr et surtout ne pas procéder par symboles, mais toujours très concrètement : la couleur, le parfum capiteux, la douceur du pétale n'évoquent-ils pas le sexe selon une extrapolation bien plus patente que métaphorique ? Est-ce qu'un homme qui tend un bouquet ne songe pas systématiquement à ce qu'il pourra en tirer de plaisir la nuit venue, au même titre que s'il invite au restaurant ? Le bouquet ne renvoie-t-il pas – mais c'est ici plus imagé, j'en conviens – à la dextérité manuelle ? Et réciproquement, ne s'éveille-t-il pas chez une femme qui reçoit des fleurs une volonté sexuelle de reconnaissance, ou de connivence, de réciprocité sue ? Et cætera : on démontrerait peut-être qu'il n'existe pas une expression ou une idée d'amour chez l'adulte qui ne tire pas sa substance d'une suggestion ou d'une intention sexuelle.

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