Après une maladie dure - making of

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Je ne sais pas ce qui m'est arrivé, et probablement ne le saurai-je jamais : je n'ai consulté aucun docteur. Dix jours de douleur bizarre, localisée, interrompue par Doliprane alors que mes migraines classiques n'y sont pas sensibles, avec démultiplication d'« auras », jusqu'à cinq par jour au lieu d'une tous les deux mois, un harcèlement affreux, sans relâche, inexplicable, épuisant, absurde, nuit et jour, une aliénation. Jamais rien connu de tel. Nulle cause identifiable. Tout ce temps, l'impression d'un handicap irrévocable, sans désespoir, agacée mais patiente, résignée et presque résolue, une fatalité de gêne, le sentiment d'une paralysie, d'une stagnation, d'un arrêt, de n'être pas vivant, en attente de redevenir. Coup continuel qu'on fait, sans raison, sans trêve, sans explication, non seulement avec continuité mais à répétition, par provocations et surrections successives. Il n'y eut à l'origine qu'un mal assez soudain, un soir, à l'arrière du crâne à gauche, cependant assimilable à une migraine commune, puis la persistance de ce mal toute la nuit, inédite, souffrance plus physique que mentale, puis encore le jour suivant, etc, et, je crois, une faible fièvre, intermittente et très sporadique. Peut-être parasitaire, mais plus vraisemblablement névralgique, la douleur est comme tombée sur la nuque, gênant un peu la rotation de la tête, avec fourmillements, sans tuméfaction, puis les épaules, et s'est lentement atténuée. Or, une méningite même virale eût poussé la fièvre plus haut ; et une thrombose même secondaire eût produit davantage d'effets secondaires.

Et cette autre chose que n'ai dite à personne : plusieurs matins, au réveil en regardant l'obscurité, découverte curieuse.

Tout ce qu'on voit dans les ombres présente, sans qu'on en ait conscience, le caractère formel de l'observateur, son idiosyncrasie, je veux parler des effets de lumière sur la rétine, des espèces de taches plus ou moins arrondies sous les paupières, de toute cette agitation qui semble émanée du cerveau qui perçoit, qui sont vôtres, qu'on croit universels à tort et par extrapolation automatique parce que personne n'a accès à d'autre subjectivité que la sienne. Or, si quelqu'un s'assoupissait au soleil avec vos yeux, il prendrait peur, parce qu'il s'apercevrait soudain, sans y avoir jamais songé, que le langage de ces « poussières », de ces « particules », de ces monades sous les yeux fermés, plus ou moins apaisant et psychédélique, de ces mouvements d'onde visuelle, n'est pas le sien, ne lui ressemble pas, semble présenté ou conçu par quelqu'un d'autre. Or, ces matins, j'eus devant le regard une forêt de fougères, un ensemble de filaments verticaux, assez esthétiques, comme une multitude de myodésopsies et donnant à l'image un prisme inédit, une structure étonnante, une étrangeté de lignes, comme un papier-peint de tiges que je n'avais jamais observé, qui ne m'appartenait pas, qui n'émanait pas de mon identité cérébrale. Dans la pénombre, des milliers de filaments formant une jolie toile s'estompaient lentement, comme autant de parasites glissés entre l'œil et l'esprit, et me surprenaient de leur étrangeté. J'ignore de quoi c'eût pu être le symptôme, mais je ne reconnus pas la manière dont mon cerveau avait l'habitude de séparer la griseur. J'en fus émerveillé et un peu inquiet. Je ne m'appartenais plus ; néanmoins, c'était nouveau. Il y a toujours pour moi un certain intérêt dans l'inédit.

Et c'est tout. La maladie, quelle qu'elle put avoir été, disparut. J'ai encore quelquefois la sensation d'un spectre lointain de la douleur naguère ressentie, instantané mais très faible, et localisée en l'endroit précis où elle avait surgi, mais qui s'éteint aussitôt.

Quand on s'est senti écrasé comme cela, réduit à peu, lourdement fragilisé, moribond en quelque sorte puisque l'intégrité mentale s'est délitée et qu'on ne peut plus se valoir, bien que je ne sache pas le degré de gravité de ce qui s'est passé, une sorte de choc demeure, qu'on est forcé de surmonter, qu'on mémorise cependant, que d'aucuns appellent peut-être résilience : je l'interprète, traumatisme passé, comme ce qu'il en reste en façon de philosophie intrinsèque, le souvenir inscrit au corps, la mortification comme une cicatrice psychologique, qui est aussi une manière progressive de se préparer à la mort (« Tout est sérieux avec vous », dit Lucrèce Borgia à Gennaro dans la pièce de Victor Hugo – je fais moi-aussi du moindre épisode, et peut-être de la plus piètre anecdote, un enseignement disproportionné). D'un long moment aliénant de particulière mauvaise santé, on conserve la pensée somatique de ce contre quoi l'on n'a eu aucune prise, aucune responsabilité ni aucune bravoure hormis une stoïque neutralité sociale qu'on se félicité d'avoir adopté, en l'occurrence quelque fatalité mêlée de relativisme mais sans pathos, sans plainte, une réserve quoique mêlée d'exaspération intérieure, quelque « encore ! » qui oblige de nouveau à des heures de nullité, et ce souvenir prévient désormais tout malheur et toute crainte que j'en pourrais tirer en cas de récidive. Voilà : je m'en fiche, ce fut tout et ne fut rien qu'une pause, personne ne peut comprendre ni n'a beaucoup compati, rien d'injuste, rien qu'une défaillance organique, même inexpliquée, même grave peut-être, même définitive, patienter, ne culpabiliser de rien, laisser glisser le mal dans le sens qu'il veut, le temps s'écoule pareil à des jours manqués – une convalescence – sans que rien de volontaire, de déterminé, d'humain, ne rende possible une immédiate activité productive efficace. Se résoudre à n'être presque rien, à disparaître du monde, inutile, impotent, une statue dans un champ, et tâcher de se croire dans un lit d'hôpital, sans trop s'observer, condamné à nulle fonction digne, neutralisé.

On verra d'ailleurs ce que j'en ai tiré de philosophie et ce n'est, je crois, pas mal du tout. Une force supplémentaire est née de cela – j'en parlerai – : la douleur n'a pas tant d'importance, même si j'en mourrais. Ce que je suis compte moins que la somme de ce que j'ai été : c'est la leçon que j'expliciterai. Je n'ai pas manqué à faire mon œuvre déjà, je puis partir, connaître une latence, une fin même, j'ai déjà beaucoup prouvé, et qu'importe si personne n'en a témoigné – c'est la faute de ceux qui ne m'ont pas vu. Gennaro dit aussi : « Ma vie ne vaut pas d'être tant débattu. » : j'y souscris. Dès à présent, je suis accompli. Aucune maladie ne peut abattre ce que j'ai fait, considérable, éloquent. En cela, je suis d'ores et déjà – immortel. Même davantage que je ne l'ai jamais été. Le temps perdu n'a plus tant d'importance...

HormisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant