L'adieu aux Larmes - making of

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On ne pleure jamais seul ; on se regarde toujours au moins un peu en pleurs ; le miroir de la conscience nous signale fort en sanglots. C'est notamment ce regard introspectif, retourné et attardé sur nos soi-disant malheurs, qui nous émeut, nous entraîne, nous perpétue : on se voit par le regard d'un autre ; on pleure à travers ses larmes, considération plus profonde qu'on ne pense car les perceptions mouillées d'où nous observons porte la vision de l'affliction ; on est tant acteur que spectateur de son chagrin, on se sensibilise de ce qu'on provoque, on s'épanche, s'entretient et se relance, c'est une purge sentimentale et psychologique, manière de se tarir une frustration. On veut surtout s'inspirer de la pitié et se prouver la douleur par le témoignage des larmes dont il est convenu que personne jamais ne récuse les motifs, larmes de la souffrance toujours « sainte », larmes « morales » et par principe larmes « nobles », larmes dont nul ne se moque, raison pour laquelle, possiblement, n'ayant pas ce degré d'hypocrisie et ne rencontrant guère l'intérêt de susciter la commisération, les animaux ne pleurent pas. Cette simulation par laquelle on s'arroge la posture de la victime et les atteintes de l'injustice, il faudrait révéler son mécanisme pour le désamorcer, ce serait à condition qu'on osât bravement « prendre le risque » de ne plus pleurer et de se débarrasser du plaisir d'afficher son déplaisir : on se stimule, on se ravive le mal en soi par des imageries-de-mal, par toutes sortes de clichés, rappels cruels qu'on fait contre soi vus de l'extérieur, on se rouvre les plaies en imagination en se rejouant les scènes du Calvaire et de la Passion, on se représente plus inexorables les coups qu'on a reçus mais qui, presque toujours en vérité, ne sont que malentendus et égoïsmes plutôt que malintentions, car le Contemporain n'a même pas la grandeur d'assumer le Mal. Par ce biais, on aspire au baume du martyr, avec la consolation de se savoir outragé et situé du côté « résilient », l'héroïsme est frère des larmes, on se figure avoir franchi quelque étape de maturité par le sanglot quand on n'a fait que se laver la mémoire, car on sait, tant les pleurs sont violents, qu'ils ne sauraient se renouveler, marquant une crise (la crise se caractérise par des intervalles : par définition, quand la crise est passée, un certain temps s'écoule avant de pouvoir parler d'une nouvelle crise), que sa catharsis marque l'apogée de la tristesse qu'ainsi on conjure, comme le tremblement brutal est la décharge de toute maladie fiévreuse – où les pleurs lavent, de toute évidence (il faudrait n'avoir jamais pleuré ou être extrêmement obtus pour ne pas s'en apercevoir). Les larmes ne sont innocentes que parce qu'elles sont stupides, parce qu'elles ne « servent plus à rien » dès le moment où elles coulent, parce qu'elles se versent strictement par défaut d'activité comme une désespérance dont on se repaît faute d'autres satisfactions – car elles sont encore une variété de vitalité comme on s'en constitue une dignité. Le sanglot est l'ultime puissance des impotents, la plainte et l'importunité qu'on manifeste contre autrui (ou l'ennemi qui en est responsable ou l'ami qui n'en peut divertir), le désir dans la déconfiture d'encore un effet sur un être, la preuve de l'existence même défaite qui s'anime et accapare encore, le défoulement de qui ne veut pas s'anéantir en sacrifiant le sentiment, c'est le sabachthani arrivant toujours sur la croix c'est-à-dire trop tard. Quand on n'a rien à faire, quand on n'a le temps pour rien, on pleure. Pleurer, c'est foncièrement prier, c'est-à-dire invoquer une action plutôt qu'agir – et prier non Dieu mais l'humanité en se prenant à témoin. Celui qui pleure se fait l'apôtre de sa propre légende. Le pleureur est prieur de lui-même : il se concentre sur sa propre misère qu'il rend ainsi supérieure. Celui qui pleure, combien il manque de distance critique ! Il s'enferme sous la cascade de ses propres larmes : un rideau gris tombe devant lui et tout autour, c'est celui de sa volonté d'être triste, du moins de contempler cette tristesse. Pleurer est assurément un enfermement d'eau.

Pleurer est particulièrement une absurdité pour l'homme actif, noble et raisonnable. Les pleurs sont une faiblesse expressive, incluant toute occasion où l'on pleure devant quelqu'un pour gagner sa sympathie, pour s'en faire pardonner, pour forcer sa compassion par l'expression moralement irrévocable de sa bonne foi (on sait bien que si autrui se refuse alors au pardon, on ne craindra plus de lui déplaire, car il sera devenu « injuste » et « inhumain » : tout doit céder au sanglot), quand on s'y pousse en un intérêt inavouable où, sans sa présence, on n'aurait pas pleuré ; cela, ainsi que les complaisances qu'on trouve, aux moments de fatigue, de se lamenter sur son sort, de s'abandonner sans pudeur, de s'effondrer en larve fœtale, d'offrir à l'oreiller l'humidité de soi comme une libation : en ces circonstances fréquentes, on se prend pour objet, on s'extrait de soi-même, on livre un rôle, on joue son mal – car on ne pleure jamais en mettant sa douleur à distance, on la grossit, on l'exacerbe en y focalisant son attention – et l'on mesure alors l'impression qu'on réalise sur autrui ou sur soi, tâchant à être convaincant, se considérant au premier degré, dramatique, touchant, poignant (la preuve : on ne pleure jamais une deuxième fois devant un témoin qui fut insensible d'abord) ; le sanglot s'écoute, et, selon sa crédibilité, il s'entretient ou s'annule : en « sonnant faux » un sanglot peut sans délai s'obliger à disparaître comme cela se voit souvent chez l'enfant quand on le force à tenir compte de certains ridicules de ses larmes au point qu'il peut rire au milieu de ses pleurs.

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