Il paraît qu'on admet « vice » toute qualité (au sens de caractéristique humaine) menée à un degré d'intensité inhabituel : le vice est par définition excès, selon les règles plus ou moins tacites d'une norme sociale relativement localisée, au point qu'une vertu poussée à un niveau d'excellence serait certainement appelée vice. Une idée de vice alimentaire, par exemple, c'est de manger « trop », mais la représentation personnelle de « manger trop » dépend surtout des conventions du lieu où l'on vit, et peu des conditions objectives de la bonne santé physique : selon la coutume de la Chine frugale et traditionnelle qui ne meurt pas de faim, la majorité des Français mangent trop, et selon la coutume de la France de la première moitié du XXe qui ne mourrait pas de faim, la grande majorité des Français mangent trop. La moyenne pondérale ici est plus importante que dans le reste du monde, pourtant le Français, quand il rejoint la moyenne nationale, ne « mange pas trop », et même un Français en léger surpoids, ce qui représente déjà une norme largement franchie dans bien des pays du monde, ne « mange pas trop », il n'a du moins pas atteint un stade alimentaire considéré chez lui comme « vicieux ». Un vice français de l'alimentation, c'est l'obésité, c'est-à-dire qu'on reste assez loin d'une norme reposant sur les caractéristiques physiologiques.
La vision d'un vice, c'est l'écart manifeste à une habitude, qu'on associe à la morale. Il n'est pas beaucoup question d'examiner une essence quand il s'agit d'évaluer et de condamner un vice. On ne cherche pas à savoir dans quelle mesure le corps ou l'esprit ont un désir foncier de telle chose, ni selon quelle conception ce désir peut constituer un « excès » c'est-à-dire une nuisance, ni si la nuisance alors n'est pas le fait de l'exception c'est-à-dire si sa cause n'est pas à chercher dans le comportement de ceux qui, respectant inutilement une norme arbitraire et absurde, s'infligent une frustration à la voir transgressée. Par exemple, chez nous la polygamie ou la polyandrie apparaît un vice, parce que le nombre admis pour une union légale est égal à un (plus un), mais a-t-on bien cherché à savoir si le Contemporain ne se sentirait pas un bonheur supérieur à ce que ce nombre soit relevé sans qu'il en résulte plus d'inconvénient qu'en vivant sous la fidélité ? On postule la norme pour légitime, et l'on juge de la différence d'une pratique avec elle : le vice n'est que le franchissement au-delà d'une certaine fourchette. Même, je suis sûr qu'on estime relativement admissible qu'un homme marié puisse avoir une amante, mais qu'au-delà d'un certain nombre d'amantes, ce devient exagéré et vicieux : une amante ou deux c'est oui, deux épouses c'est non.
C'est absurde, paresseux et piètre. Ce n'est en tous cas pas de la pensée, mais rien que de la conformité, et probablement une manière de chercher à se rassurer. C'est qu'on est ainsi rarement « hors-norme », on ne dépasse jamais de beaucoup les limites des conventions, on se tient en un franchissement raisonnable de ses contraintes, et en quelque sorte permis, du moins toléré. Alors, on n'est point vicieux, n'est-ce pas ? si l'on est juste en surpoids ou si l'on alterne entre deux amants. Tout va bien. On n'a pas vraiment pris une décision transgressive on n'en a surtout pas la sensation ; on n'outrepasse guère, on « n'exagère » pas. Vice ? Non, le prétendre serait excessif : c'est justement cela qui serait vicieux, à savoir affirmer qu'une dérogation, qui dispose toujours de prétextes valables, serait un véritable péché, et condamnable comme une faute.
Mon investigation des moyens poétiques de traduire la profonde authenticité humaine à l'exclusion de tout ce qui est adventice et fabriqué en l'homme m'incite logiquement à examiner ce qui est considéré comme déviant et inapproprié, à dessein de vérifier si le vice qu'on impute à ces idées n'est pas seulement l'état d'une correspondance intérieure forte et inédite entre le soi et le faire. Je tiens notamment à comprendre si ce ne serait pas parce que la société a détaché l'être par essence de l'agir par tradition qu'elle réprouverait la réunion d'un ensemble autrefois cohésif et complet, pour affaiblir l'individu, le surmonter et ainsi le dominer, car il est plausible en cette hypothèse qu'un humain en pleine possession de ses moyens serait de force supérieure à elle, puisque entier, épanoui, cohérent. Mais un être limité se sent jaloux d'un être libre, et il convoque alors une communauté pour restreindre cette liberté : la société, à travers ses autorités, acquiert bientôt un pouvoir, parce qu'on la sollicite au nom même des limitations qu'elle a déjà ordonnées et d'autant que ces limitations sont sensibles aux gens et induisent le sentiment de leur imposer. Si la société se construit sur le fondement de divers renoncements progressifs à soi-même, à ses envies spontanées et à ses facultés de se satisfaire, alors il est cohérent qu'elle considère avec défiance tout individu qui tâche à recouvrer l'usage de sa puissance sans elle. Un des rôles essentiels de la société serait alors d'empêcher l'individu de recouvrer les forces dont elle l'a privé par imprégnation et par culture : il s'agirait qu'il ne ressentît jamais ne serait-ce que le goût de ses émanations « naturelles », de ses volontés nettes, de ses désirs spontanés, pour demeurer sous sa tutelle. La société – il faut alors l'entendre (je n'aime pourtant pas cela) comme une entité collective, une somme de consciences, un usage reproduit avec vigilance et surveillance, mais où la personne exerce sur elle et sur son entourage une action de conformité par souci d'équilibre de sa puissance avec celle d'autrui et donc indirectement par conservation – a logiquement besoin d'entretenir la pensée de sa justice et de sa légitimité, et de les concilier avec ses usages étranges et déplacés : il ne faut point qu'on puisse justifier qu'une conception alternative – un sentiment ou une pratique – est notamment plus humaine qu'elle ne se prétend dans l'application de ses règlements unanimes, de manière à considérer d'emblée que ce qui est en société représente ce qu'il y a de plus souhaitable, et qu'ainsi le « souhaitable » est toujours confondu avec le « convenable ». Il lui faut investir la pensée jusqu'à écraser la possibilité d'un doute ou d'un questionnement ; or, la grégarité y aide toujours efficacement puisqu'elle permet d'admettre a priori qu'il faut se conformer aux autres et qu'il y a certainement de bonnes raisons pour que tout le monde agisse et pense de telle façon. L'être social doit être tout l'être, du moins doit-il se savoir l'être sans honte, l'être le plus propre, l'être épuré de ses vices. En-dehors de lui, il faudrait que tout fût pensé nécessairement comme en-deçà. C'est la raison pour laquelle il n'existe guère de réflexion philosophique ou littéraire et notoire sur l'être conjointement ou parallèlement à la société : une telle réflexion, qu'elle fût parlée ou écrite, provoquerait à l'être social une extrême susceptibilité, une réaction vive selon laquelle il sent que sa survie, à travers l'autre, est en danger – et l'on rencontre presque au quotidien nombre de gens qui refusent de discuter de ce qu'ils jugent socialement indispensable, avec une virulence tout irrationnelle. Ce qu'ils admettent, ce n'est pas de corriger les normes et de les refonder sur l'être, mais seulement de réformer les règles sociales et d'en adjoindre d'autres à l'être social, ce qui a seulement pour conséquence de mouler encore l'être à des consignes nouvelles par strates successives. Surtout, on n'examine guère l'origine des lois : on les figure justes en rapport uniquement avec l'être social qu'on est devenu. C'est là l'erreur logique qu'on appelle pétition de principe : la loi est démontrée bonne parce qu'elle correspond à ce que les lois antérieures ont fait de l'être, et c'est pourquoi l'être s'y accorde bien, pourquoi il s'y complaît et s'y sent à l'aise, pourquoi il croit qu'il ne faut pas résister à la loi sous peine de malheur de l'être – il en vient à prétendre que la loi lui est naturelle parce qu'il s'y est toujours plié et qu'ainsi il s'est acclimaté à elle comme un Inuit supporte avec plaisir un soleil sans vent à moins quinze degrés : il ne conçoit plus de salut au-delà d'elle, tout son esprit est limité aux mœurs, il n'envisage que d'infimes variations à sa société. C'est pourquoi on n'explore jamais la généalogie des lois et de l'être, je veux dire le rapport foncier entre les deux : la société, selon cette vision opiniâtre, précède toujours l'être, le conditionne, et par conséquent l'incite à poursuivre ses réformes dans la même direction ; en somme, c'est : « Pliez-vous à la loi, ou votre être en pâtira ! » ; oui, mais c'est de l'être social qu'on parle alors, de l'être comme déjà-conséquence des lois, pas de l'être d'une origine, pas de l'être intime et profond, pas de l'essence de l'être. Or, contrevenir aux lois, c'est forcément induire une incohérence troublante dans l'être tel qu'il est organisé et structuré par elles : on a tort de se référer au trouble intérieur pour signifier que telle loi sociale est nécessaire, tant qu'on n'a pas envisagé un réordonnancement de la mentalité de l'être fondé sur ses volontés réelles à dessein de prévenir en lui le conflit de valeurs antérieures avec les valeurs nouvelles. Il suffirait de commencer par identifier ce qu'il est avant et sans la société, plutôt que de remarquer de façon spécieuse que sans les règles sociales qui l'ont tant modelé il ne se sent plus « lui-même ». Et bien sûr que sans ses habitudes il est en quelque chose démuni et inquiet.