Tout logiquement, un autre moyen d'accès au vertige – cette sensation du vrai intérieur dont j'ai déjà abondamment parlé – est, par opposition aux normes sociales, la représentation envahissante d'un égoïsme de plaisirnon seulement licite, favorisé mais imposé par autrui : il est en effet conventionnellement si défendu de se servir d'autrui pour extirper une satisfaction personnelle, si immoral d'en faire l'esclave de ses intérêts au détriment de son temps et de son profit, si incorrect d'utiliser un humain comme source de jouissance physique et unilatérale, que la réalisation d'une subversion de ce que la loi commune appelle « respect de la dignité » et « réciprocité des contrats », lorsqu'elle est volontaire et qu'un autre consent spontanément à dispenser de tels services, produit un étourdissement irrépressible par contraste avec la police de l'existence normale. La soumission d'une personne à l'exclusif orgasme de l'autre, pratiquée avec une patience irrésistible, ne reculant à rien de ce qu'une conversation banale aux références communes qualifierait d'abaissement ou de turpitude (comme n'importe quelle action de langue et de lèves appuyées avec une langueur annihilante), d'une suavité insistante devinant le défi têtu d'un abandon total dévolu aux délices maximales, constitue une des extrémités convoquant immédiatement les puissances de l'infra : toute personne qui un moment n'a d'égards que pour le plaisir physique de l'autre, dont l'obstination, d'une mécanicité irrésistible, se borne, par une savante multiplicité d'effets, à vouloir son apogée, et qui paraît oublier sa volonté jusqu'à se confondre avec la satisfaction qu'elle suscite et poursuit, se distingue entièrement de l'idée du contribuable, du citoyen ou du chrétien, c'est-à-dire de toute figuration sociale de l'être au point que la seule évocation en n'importe quel lieu y compris privéde cette haute luxure convoque la vibration essentielle, la reviviscence interne, la bouffée signalant qu'une profondeur s'exprime.
Alors, pour qu'une telle extase soit complète et absolument contraire aux codes sociaux, il faut qu'il ne subsiste en sa réalisation nulle sujétion de la vie pyramidale, nulle espèce d'ordre ni réticence, pas une incitation qui soit autrement qu'induite ou déduite par le servant se livrant de plein gré au supplice duelle des soumissions au plaisir (l'imposition du plaisir se vit d'abord comme torture de bonheur qui s'inflige et se vit par procuration), en somme que la hiérarchie ne s'explicite en aucune manière, à dessein d'achever l'accomplissement d'une telle aberration relationnelle : l'être projeté doit être tout entier ferveur et don, infinies initiatives et attentions, paradoxe d'épanchement et d'abnégation selon lequel le sacrifice est si contraire aux principes fondateurs des institutions équilibrées de la mutualité normale qu'il fut exclu dès l'origine des Constitutions ; alors l'envahissement, rencontrant la plus haute transgression, est plus puissant encore, inconcevable et immanent, comme l'expression agissante du parasite qui fait son exacte symbiose de l'orgasme grimpant. Selon la méthode qui anime ma recherche, il faut admettre cette volonté sexuelle – et aussi bien le plaisir prodigué que le plaisir reçu – pour authentique, en ce qu'il se révèle à la lumière du vertige qui est l'émanation irréfragable de ce qui préexiste aux conditionnements. Ainsi notre vérité intérieure n'est-elle pas uniquement sise en ce profit égoïste, si publié et chassé, selon lequel il faut impérativement réguler les désirs de l'homme justement pour l'empêcher de nuire par ses appétits de plaisir individuel, mais elle se situe aussi, en cette situation sexuelle envoûtante, dans l'imagination et le partage de la position mentale de qui dispense le plaisir et que l'empathie incite à s'exciter davantage ; autrement dit, l'homme spontané n'est point ce tyran cruel qu'on figure et qui ordonne – car le commandement même est un paramètre social avec la persuasion nécessaire et la considération d'un statut –, mais il est contenu simultanément dans l'idée d'une volonté qui s'anéantit avec béatitude pour le plaisir d'autrui, en une projection et un évanouissement qui confinent à une jouissance alterne. C'est où je démontre que la sexualité essentielle ou originelle n'est pas qu'un égoïsme vers soi, mais qu'elle consiste aussi en un égoïsme vers l'autre, ce second égoïsme ayant si disparu qu'on ne le recouvre qu'en des états mentaux de la sexualité abandonnée. Il est pourtant vrai qu'après l'acquisition de la norme, il ne reste souvent pour explicite que le fantasme de la domination, qui fait tant craindre pour l'équilibre des sociétés : comment donc le fantasme si généreux de la sujétion a-t-il pu s'évanouir, ou presque ? Eh bien ! je ne vois pas autre chose : c'est la société qui, la jugeant impossible à gérer dans le cadre de ses conventions, préférant ou devant l'estimer une infraction aux règles de la sociabilité séante, l'a effacée pour qu'il n'en reste quasiment pas même l'envie. La société annule l'homme en partie, le remplace par un homme social dont elle censure par conditionnement les vertus qu'elle juge incompatibles avec son régime de décence : partant, elle constate ce manque et prétend que l'absence de ces vertus constitue un danger pour l'homme, et elle poursuit sa longue et inexpugnable suite de réformes de l'être, là où il aurait fallu souvent lui répondre pour l'interrompre : « Il n'advient de cela pour quiconque un mal que vous ne soyez surtout susceptible de causer. En effet, vous insinuez la censure d'une idée que vous n'admettez que sous l'angle du préjudice ; ainsi donc, avec le préjudice, c'est tout le bien de cette idée, peut-être mille fois plus vaste que vos préventions, qui disparaît avec elle. »