Comme l'idée que je me fais d'une inspiratrice m'incitant à l'œuvre et au dépassement se mêle à un corps, et que ce corps est aguicheur et n'a rien des attributs éthérés d'une mère consolante et tendre à la Verlaine – ce corps présente pour mon imagination les traits voluptueux et manipulables de celle qu'on peut observer dans les films pornographiques où je me la figure positionnée et pâmée –,...
(Il s'agit toujours pour moi de mériter par le travail la récompense du sexe le plus exalté, de convertir une variété de mérite en une autre encore plus authentique, du moins de m'y sentir un repos actif comme l'explosion après la concentration, comme l'effort externe, élémental par comparaison, après l'autre effort composé en soi ; et cependant, en mon esprit, il faut qu'il n'y ait rien de contractuel dans cet échange, je refuse de proprement œuvrer en l'intention de plaire et d'une contrepartie d'office, et je tiens à ce que rien de l'ordre systématique d'un « service » ne profite à cette Muse, de façon que je ne puisse la croire ni intéressée ni vénale et que je me garde de la déjuger comme une bourgeoise contemporaine.)
... le mélange d'éloignement chaste de son idée et de proximité harcelante de son corps produit en moi, comme les polarités inverses d'une pile, une électrisation galvanisante. Et voilà comme alterne cette énergie : tantôt je m'applique à subjuguer cette image de supériorité, tantôt je subis son envoûtement volontiers perturbateur, et je me retrouve avec une pâleur inaccessible, lointaine et pourtant « fille », qui nargue mes puissances déchaînées de ses enjôlements frêles parce qu'elle n'ignore pas que je ne puis l'atteindre, et je veux donc à mon tour l'impressionner et l'humilier de mon artiste, véridique et élégante sauvagerie. C'est cet irrésistible contraste qui trouble ma création et lui inspire sa vitalité, parce qu'elle fait bouillonner ma volonté et m'excite à des dépassements où je recouvre et reconnais ma pleine virilité, démiurge d'esprit et de corps, qui me rend homme authentique, qui me rappelle à moi-même : j'éprouve difficultés et plaisirs s'échelonnant sur un spectre vaste des sensations humaines, entre supplication et emparement. Par cette représentation de femme lointaine et proche, intouchable et disponible, moqueuse et abusée, je me fais de l'écrivain une image ni trop théorique ni trop triviale, je suis parfaitement sis entre les deux sur toute cette étendue, je tâche à la fois à témoigner d'une dignité de grandeur noble et à obtenir le fruit d'un appétit vorace, je demeure et l'orfèvre et l'ogre, entre quoi je situe certes l'homme entier, et à défaut desquels un homme est étriqué et incomplet. Les effets de celle dont la pensée ainsi me poursuit sont doubles, distance et toucher, glacée et brûlante, arrogante et esclave, haut jugement et transgression brute, et mes mains apprêtant une caresse légères ne sont toujours pas loin de se changer en prises et en poings ; or, je crois que c'est ce qui m'empêche de m'enfermer, si lourdement seul que je suis, dans une virtualité non seulement déconnectée du monde réel mais de mes propres aspirations, en un mot : de moi-même, de ma possession, de mon mélange c'est-à-dire de mon essence humaine, j'oserais enfin dire, non sans une espèce de paradoxe, de ma pureté virile.
J'existe ainsi en une sorte de temporalité multiple, où perpétuellement l'un après l'autre, je me consacre au don d'une production intellectuelle pénible et où je m'apprête à recevoir une exaltation sensuelle pleine de défoulement fauve. Voilà ce que, dans ma situation personnelle, je puis vivre de mieux, que ce soit satisfaction ou consolation : je suis toujours apprêté à un très vif plaisir après un très puissant sacrifice. Je vois passer comme au travers d'un écran un corps fragile qui me demande et qui s'exhibe, qui m'impose aristocratiquement exemplarité et génie, et sa diaphanéité harcelante me pousse au rugissement alors qu'un respect m'habite à l'endroit d'une telle Témoin que bientôt je veux suborner et subvertir.
Et l'Exemple et le Rugissement ne sont-ils pas ce qui caractérise le mieux mon œuvre ?
En tout homme alternent et se confondent le culte d'idolâtrer et la faim du vautrement. Embrasser et baiser ont ainsi deux significations distinctes et contradictoires : l'une spirituelle et l'autre physique, comme jambe et comme lèvres. On les alterne à défaut de savoir les joindre, parce qu'il n'existe pas facilement de circonstance où l'on puisse être complètement un homme, où l'on puisse vivre son homme complet, où l'on s'épuise de fierté et se rassasie d'ardeur. Faire l'amour à une déesse, voilà peut-être comment rassembler toute l'extase humaine, bouillonner de suprême vitalité, expérimenter consubstantiellement chaque face de soi ; jouir mentalement et physiologiquement, même de façon séparée, serait de quoi alimenter la vie qui est quête de plaisirs variés et intenses, nobles et simples, alambiqués et dévorateurs. Si je dois me contenter de l'alternance, au moins l'alternative entretient en moi la vivace bravoure d'exister, et je suis satisfait de « tailler » (tel texte) ou qu'elle me « taille » : les deux, s'ils ne peuvent s'exécuter simultanément, peuvent toujours se concevoir avec délectation l'un après l'autre, et peut-être même empiéter agréablement ainsi que j'ai quelquefois su écrire sur l'orgasme. En ce rêve de femme, je suis béat comme un croyant et j'élève l'autel, et dans cette vénération je puis d'autre part profaner de ma brutalité mâle l'objet de mon précédent culte ; et, en ce fantasme, à cause de cette dualité enviable, ni la divinité ni la victime n'en sort avilie ni outragée du côté qu'alors je la considère : j'en tire un égal mais opposé bonheur qui me maintient bien vivant sous ces deux aspects antagonistes, à la fois très théorique et très concret. La contention sainte éclate en animalité anatomique, la brutalité du rut se résout en abnégation d'esprit ; elles se nourrissent l'une de l'autre, sont cause et conséquence de l'expression suivante, selon une chronologie qui est d'une logique circulaire irréfragable : il faut œuvrer dans l'excellence pour se croire digne de posséder une esclave, et il faut s'être abaissé dans l'orgasme pour vouloir rendre une partie de son plaisir par une œuvre ; ce cycle constitue un équilibre de démesures, ce que, je crois, nul moraliste grec ou d'ailleurs n'aurait admis. C'est, à mon sens, en ces forces spontanées que se situe le plein siège de l'humanité, non dans le « juste milieu » bourgeois et social dont le dicton est supposé faire la mesure la plus saine et qui n'a toujours servi qu'à conformer des gens à des moules où, même après avoir bien cherché, on ne trouve pas une moitié d'homme.
Cours donc, ma muse Putain et ma putain de Muse, et poursuis ton action vivifiante sur ma réalité. Je vis avec délice ton absence comme je vis délicieusement ta compagnie, bien que tu me calmes autant que tu m'énerves et parce que tu me réalises ces effets disparates : je te suis fidèle en maître comme en subordonné.
Un dernier questionnement : importe-t-il qu'une femme sache ou ignore qu'elle inspire l'idéal et le trivial à son artiste amant ? Je m'en moque, étant trop égoïste pour m'en soucier, et ne crois pas qu'aussi insinuée qu'elle soit en sa mentalité – qui est la mienne –, puisque je suis moi-même si constant, elle pourrait soudain se mettre à changer si je lui apprenais son pouvoir : c'est qu'après tout, je ne la vois guère – elle est en moi – et ne fais presque partout que la voir !