La mort de son enfant - making of

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Je crois avoir atteint cette maturité où je suis aussi légitime – sinon plus, oui, désormais j'ose même écrire : probablement plus – à parler de faits que je n'ai ni directement ni réellement vécus, comme la mort d'un fils, que ces gens que l'événement a traversés mais qui sont restés à l'opinion morale, que l'événement n'a point altérés dans la posture qu'ils s'étaient comme engagés à prendre avant l'événement même inattendu, au point qu'ils n'en ont senti que ce qu'il était déjà convenu d'en vivre, la portion cliché, la pensée-proverbe de circonstance, tout ce que cette catégorie d'événements suggère a priori. On voit tant de récits de guerre, ou de toute autre violence, qui n'ont fait que recopier la réflexion sociale, que, si l'on a quelquefois feuilleté la littérature d'autres sociétés sur les mêmes batailles ou sur des brutalités identiques, on entend toute l'imposture de croire tenir à ses avis à soi quand ils consistent en perpétuations de visions et de réactions conditionnées. On ne vit décidément ses expériences qu'à travers le regard de la communauté et son jugement de ces expériences. Expérimenter revient toujours à se rapporter au choix d'une communauté qui prétend avoir bien expérimenté avant soi et qui détermine le champ des possibilités émotionnelles et réflexives. Il n'existe pas de conclusion authentique ou spontanée, rien qu'occurrences, que variations, dont la typologie restreint aussitôt l'initiative du témoin à peu d'alternatives au point que j'affirme qu'il n'y a pas d'expériences individuelles.

Les cartons de condoléances qu'on envoie à qui a perdu un fils sont-ils bien sincères et ne contiennent-ils pas en l'extrême majorité des cas la plus banale pensée de congruence ? — Oui, mais l'on n'a pas perdu l'enfant soi-même, voilà la différence. ­­— D'accord, mais ne vivez-vous pas réellement à proximité de qui l'a perdu ? Cette personne n'est-elle pas quelqu'un de vivant pour qui vous devriez vraiment compatir ? Or, vous feignez pour la plupart, vous semblez déconnecté du monde et des êtres, et vous vous contentez de rendre les réflexions et les actions idoines, largement impensées, même à ce contact de réalité : en tant qu'ami ou que collègue, en cette circonstance où une marque d'identité ne vous eût rien coûté, vous avez joué un rôle. — C'est autre chose d'avoir vécu le traumatisme. — Mais déjà vous n'avez rien reçu, vous, de ce « traumatisme » au second degré de côtoyer celui qui est supposé l'avoir vécu. Pourquoi donc présumer autrement qu'à votre exemple ? En cette réalité un peu concrète, il serait logique que vous eussiez ressenti quelque instantanéité originale, une profondeur effleurée, pour ce collègue ou cet ami, au lieu de quoi, faute de certitude, vous vous êtes juste appliqué à correspondre à un standard, et avez répondu à la violence supposée par des mots de pure communauté. À vrai dire, vous ne savez pas ce que vous pensez et vous ne voulez pas le savoir, alors vous empruntez un certain style qui paraît s'adapter à la circonstance. Comment donc, puisque vous ignorez ce que vous êtes au contact de cet événement indirect qui, au contraire de qui l'a vécu, vous laisse bien de quoi réfléchir, ne pas extrapoler au contact direct de l'événement où vous auriez moins le temps de penser ? — Le sentiment étant plus fort, il est plus évident. — Il est évident peut-être exactement comme le carton que vous avez rédigé. Votre endeuillé n'est-il pas « dévasté » pareillement qu'il est censé l'être ? À quelle différence notable faites-vous que c'est lui qui est endeuillé ? Quoi ? vous l'avez trouvé singulier, vous, dans sa manière de subir ou d'exprimer son deuil ? Et vous diriez qu'il n'était pas endeuillé comme tout le monde dans sa situation, pas endeuillé de façon conforme ? Quels indices avez-vous qu'il n'a pas agi ni ne s'est exprimé de manière à répondre à une image morale et dans la seule mesure des alternatives que sa société, insinuée en lui, offre ? Connaît-il seulement d'autres versions du deuil qu'il eût pu exprimer ?

Je me moque de l'intempestive cruauté de ce mépris de la douleur banale et que j'estime factice du parent vrai qui souffre faux, et je n'ai pas d'égards pour l'artificiel et le plagiat même involontaires, je ne compatis pas aux souffrances recopiées, je ne me sens guère d'affinités avec un programme qui déroule. D'ailleurs, je ne doute pas que, comme pour d'autres pièces que j'ai écrites sans avoir expérimenté leur sujet, des lecteurs émus viendront m'écrire combien j'ai su relater dans mon poème leur douleur vécue avec exactitude, croyant alors que ce que je détaille ne peut être aussi juste que par l'épreuve personnelle et que c'est nécessairement que j'écris en père endeuillé. Je n'affecte pas la tristesse, le temps d'écrire un poème, j'ai vraiment souffert la mort de mon enfant, et avec une vérité plus particulière que ces correspondances d'un être avec d'autres milliers, avec cette réaction apprise : je ne doute pas de leur souffrance, ils ont bel et bien mal, mais j'admets que dans « Je souffre » la partie la plus usurpée n'est pas le verbe mais le pronom ; « je » n'existe pas, c'est un « on » qu'il fallait dire, ou bien il faut signifier : « Dans cette situation connue, je souffre comme chacun. » La conception selon laquelle la douleur – ou n'importe quelle expérience – n'est pleinement partageable qu'avec ceux qui l'ont directement éprouvée, tous les autres étant exclus de connivence, et qu'on reçoit forcément à cette épreuve une similitude d'informations qu'aucune interprétation ni représentation ne peut altérer, et qui serait le seul réel de référence en-dehors de toute influence, est une naïveté et d'une très fausse évidence, d'ailleurs aisément réfragable : s'il ne s'agissait que de vivre une même expérience pour en tirer une convergence de sensations et de points de vue, comment se fait-il que tant de Contemporains ayant vécu presque strictement les mêmes vies soit environ rien (l'existence du confort est, il faut l'avouer, de peu de variété), sont en tel désaccord sur tant de considérations même essentielles ? Il faut logiquement se résoudre : l'expérience personnelle ne joue environ aucun rôle sur les représentations, parce qu'elle n'est elle-même que le fruit de représentations qui la préexistent. Nombre de nos perceptions sont le résultat d'un prisme qui va rétrécissant ce qu'on est disposé à voir, à inférer et à déduire. Si l'on est semblables, c'est qu'on se conforme à une même sociabilité : or, la différence marquée avec le fruit d'autres sociétés prouve combien notre consensus est peu légitime, ni spontané, ni nécessaire, universel et humain !

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