Il est presque impossible – ce devient vite insupportable – de lire un recueil de poèmes en critique et en philologue : c'est si controuvé et faux, si racoleur et inconsistant, si mièvre et pleurnichard, qu'il faut renoncer à tout sens rationnel, à toute analyse serrée, à toute lecture enfin, et c'est bien ce que réclament la plupart des amateurs du genre qui se défient de critique. Si vous ne voyez rien de substantiel dans un poème – je viens de finir Les Pleurs de Desbordes-Valmore dont la somme de féminités ne vaut guère mieux que Poèmes de l'amour et de la mort de Lebey qui manque autant de mâles vertus – et si vous l'exprimez en public, ce n'est selon vos détracteurs jamais parce qu'il n'y a rien en effet, mais toujours parce que vous êtes obtus et manquez de sensibilité, même quand vous êtes poète et que argumentez ligne par ligne chacune de vos positions : je fus exclu d'un groupe d'Agrégatifs pour avoir signifié que certaines œuvres au programme, comme Les Pleurs, étaient fondées de clichés et ne résistaient pas à une quête minutieuse de motifs profonds – et ainsi, même de futurs universitaires semblent outrés qu'on puisse sérieusement commenter la poésie. Il semble que, selon eux, il faille l'apprécier en total renoncement de l'examen, au même titre que les préfaciers encensent toujours exagérément les auteurs et les textes qu'ils présentent, un peu comme chacun est supposé aimer son voisin sans avoir une idée de sa valeur réelle, sorte de principe fondamental pour vivre en communauté : un « lecteur » de poésie – heureusement, ses véritables lecteur ont largement disparu, et on ne lit plus de poésie (chiffres à l'appui : 0,3% du marché du livre vendu comprend les genres du théâtre et de la poésie) qu'à des occasions de vantardise ou pour les concours – est quelqu'un qui, par défaut, adore un certain air poétique presque insensé ou purement évocatoire, mais qui se révèle inapte au commentaire passant le stade rudimentaire et laudatif du : « Merci pour ces vers ! Que c'est beau ! Douce journée. » (Pourquoi donc les poètes et leurs amateurs ne peuvent-ils s'empêcher de clausules aussi pompeuses que ridicules ?) Particulièrement, il n'existe pas un amateur contemporain de poésie qui, sur une pièce ou un recueil, formule une appréciation nettement négative établie sur un appareil critique aussi irréfragable que possible ; la poésie est un genre où l'on admet que la beauté se congratule et que l'insignifiance se tait. Si l'on a aimé, on doit l'exprimer (c'est toujours une manière de publier sa tendresse sympathique) mais il est inutile d'indiquer pourquoi – la félicitation seule tient lieu de mise en valeur de son humanité, et même une explication gâcherait parce qu'on pourrait la contester – ; si l'on a détesté, c'est que sa sensibilité ne s'accorde pas avec celle du poète, voilà tout, il n'y a rien de plus à exprimer, et l'on ferait mieux de le cacher plutôt que d'exposer cette grincherie. La poésie – et, certes, la plupart de le la bouquinerie contemporaine – refuse la critique : c'est un principe poétique de ne jamais entrer sur le terrain du commentaire, et le poète, et l'artiste, paraît s'être condamné il y a longtemps à prétendre toujours : « Toutes vos interprétations sont bonnes. Contentez-vous sans les expliquer d'indiquer vos meilleurs transports, et je vous serai reconnaissant de réagir si bien au bon travail dont je vous fais présent. »
Mais c'est de la malhonnêteté, tout cela, manière d'éluder, confort de bureaucrate, et le contraire d'un écrivain et d'un lecteur : tout écrit sans exception, n'importe quel texte de volonté littéraire, se mesure à la correspondance d'une intention et d'un effet, poésie incluse, et il est du devoir du lecteur d'honorer un auteur en tâchant de comprendre cette adéquation ou cette différence. Au même titre, il n'existe pas un bon, un vrai spectateur de cinéma qui ne tâche à savoir où se situe la caméra, le mouvement qu'elle effectue, et quelle consigne pour la séquence le réalisateur a donnée aux acteurs. Rien n'est mystérieux en poésie et en art comme on voudrait le croire : j'ai parfois aidé des poètes à composer, d'autres m'ont parfois conseillé ; eh bien ! il existe incontestablement une solution optimale à n'importe quel problème poétique, comme un théorème, qui peut obliger à retoucher selon la suggestion d'autrui. Ce n'est alors pas pour faire plaisir ou pour se conformer à une opinion, ce n'est pas par sociabilité qu'il faut reprendre, c'est parce que, en ce qu'on souhaite transmettre, la suggestion est indéniablement meilleure, qu'elle s'argumente et se vérifie, et qu'un esprit impartial mesure sa supériorité, au lieu de prétendre à des causes mystérieuses par vexation ou par orgueil déplacé ; on aurait aimé, cette suggestion, la trouver soi-même avant de publier. Pour le comprendre, il faut être écrivain et artiste, pas le consommateur réplicateur du transport-proverbe, pas celui qui estime que la littérature est un défoulement de plaisir comme un autre, et ne pas s'être laissé corrompre par la pensée tant démocratique et facilitatrice, déculpabilisante, d'une presque absolue relativité de la qualité en littérature, qualité dénuée de critères et de mérite sinon le « goût d'écrire et de transmettre » – bien des auteurs ont ce goût et sont mauvais. Même la somme d'« inspirations » qu'on prétend servir à définir un poème est une construction qui, comme toute architecture destinée à inclure des hommes, implique des règles pour s'ériger avec solidité et pour servir ses utilisateurs : ces règles dépendent surtout pour la compréhension de la conformation de l'esprit humain auquel il s'agit d'accéder, se déclinant en applications exemplifiées pour plus d'éloquence, relevant de phénomènes qu'on pourrait classer – sauf intention délibérée d'écrire pour le seul épanchement insensé avec les parures sibyllines du maître hermétique, parce que la poésie est devenue l'art de l'obscur-qui-passe-pour-sagesse lorsqu'elle n'est pas l'art-du-banal-qui-passe-pour-sagesse (ou ça ne veut rien dire, ou ça veut dire le commun le plus éculé, et le plus souvent un mélange des deux.) Les sciences humaines – il faut encore le répéter –, au titre de sciences sont objectives ou du moins tendent à l'être par l'essor des progrès auxquels elles se destinent si elles sont bien sincères, ainsi l'interprétation des textes constitue-t-elle un domaine de certitude, mesurable, étayable, instruisible – n'en déplaise à nos universitaires qui aspirent à investir la littérature entière pour leur possession exclusive et indécidable, infinie, et qui, pour cela, ont besoin d'un siècle d'extrême tolérance, avec si possible, puisqu'on en a tout lu, les listes de courses de Hugo et les commandes au tailleur de Musset, où aucun de leur commentaire ne puisse être contesté pourvu que ce soit aimable et intelligent (et surtout pas contesté par l'auteur lui-même ce qui constituerait un désaveu cuisant, c'est justement pourquoi ils commentent surtout des défunts). C'est notamment l'exemple universitaire qui forme la critique d'une époque : pas étonnant donc qu'on les voie occupés à défendre la culture woke sous le regard affligé des derniers professeurs leurs prédécesseurs qui n'attendent que la retraite pour recouvrer leur tranquillité raisonnable. La contemporanéité exige l'obligeance qui tolère tout, vraiment tout, sauf la contestation de son évanescente obligeance. Au même titre, critiquer objectivement un poème, c'est mal, perfide, le signalement d'une foncière inhumanité, et le poète ne s'y essaie qu'au péril de sa réputation ; on devrait interdire le critique qui ne remercie pas, qui ne s'enthousiasme pas du « don », qui ne s'épanche pas en remerciements vagues et consensuels. Le commentaire du poème doit s'en tenir à un délire béat, comme la notice d'un tableau abstrait illisible en attente d'enchères chez un commissaire-priseur : on n'a plus seulement un exemple d'autre chose, et lorsque des poètes unanimement admirés, Sainte Beuve et Verlaine, émettent des réserves sur Desbordes-Valmore, ce n'est pas en raison de leur expertise, non, c'est parce qu'ils sont intrinsèquement misogynes – CQFD (il n'existe pas de critique poétique négative qui ne procède, selon les normes de notre société, d'une malintention.)