Secret de la Vie - making of

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L'une des grandes puissances pour quitter la peur de mourir, c'est de mesurer combien cette peur elle-même consiste en une gesticulation et un frétillement inhérents à la Vie, c'est-à-dire en la manière dont la vie s'excite et se débat contre sa négation, si bien que cette peur est aussi célébration de la vie, vie intensifiée, du moins vie qui se prend pour objet, qui a conscience d'elle-même, qui se poursuit plus sûre de ce qu'elle est et veut être, et qui, malgré l'affolement, s'affermit contre le risque de ce qui s'oppose à elle.

Mais cette peur est tout de même souvent une sorte de vie atténuée, c'est-à-dire occupée à se défendre plutôt qu'à jouir : et voici la pensée qui donne une puissance considérable contre les pensées de la mort. Tout ce qui se fige et recroqueville en cette peur, tout ce qui s'interroge jusqu'à la paralysie et la frustration, tout ce qui s'inhibe en cette cessation provisoire de la vie où l'on médite sur l'après avant de profiter du maintenant, est moins vivant, moins exubérant, moins sémillant, que celui qui a traversé cette peur après avoir jugé sa considération inutile – ce « profite ! » n'est pas pour moi l'inane injonction carpe diem des foules, car la vie commande une réflexion fertile, féconde, concrète et constructive dirigée vers l'avenir, ce que ne sont pas la plupart des métaphysiques sur la mort. Celui qui s'enferre en représentations au sujet de la mort souvent n'agit pas, n'aime pas, ne sent pas, n'aspire pas à atteindre de « gais savoirs », s'enferme dans des concepts, trop accaparé par des abstractions inconcevables et neutralisantes pour faire de la vie la fête subtile et amorale en quoi elle se définit, pour emplir son existence de son essence pleine, pour lui rendre hommage et l'enrichir d'ambition haute et de puissants désirs et plaisirs. Rien de plus déjà-mort qu'un moine, quelle que soit sa religion. Vivre au haut d'une colonne en méditant : quoi de plus gâché à la vie.

La peur de mourir, même au cœur de la maladie, doit conduire à l'aperçu logique que puisqu'alors la vie lutte en moi, qu'elle combat contre une atteinte, qu'elle se manifeste par son réflexe, je suis plus vivant que jamais, je m'excite-contre, les atomes de vie se démènent plus qu'à nul autre moment – d'où la quiétude sans mémoire du moine qui n'a pas éprouvé un péril où la vie s'est activé et n'a pas le souvenir de cette agitation innée et fondamentale. Cette vision de la vie alors surabondante malgré ou plutôt grâce au mal est aussitôt d'un salut extraordinaire, je trouve ; il ne s'agit plus de se dire avec complainte : « J'ai perdu ! », mais la force instinctive avec laquelle je me révolte contre ce que je crois avoir perdu est telle qu'on peut penser tout à coup : « Superbe ! La sensation ou le sentiment du mal est le signe d'une reviviscence ! Le mal active la Vie en moi. » Toute souffrance est ainsi une expression de Vie, en quoi il faut aspirer à la peine, en quoi toute peine est sublimée, en quoi l'expression de la vie qui s'agite transfigure la peine – sans pour autant rechercher la douleur. C'est qu'alors la vie en nous est en résistance contre toutes formes d'annulation, et c'est bien, à mon sens, une réjouissance énorme, car nous vivons plus fort, le sang bout en nous, le cœur pulse, et paradoxalement nous avons rarement été si vivants que quand nous sommes malades.

Ainsi n'existe pas le demi-vivant, le moribond, le souffreteux dont on pourrait justement dire : « Il est sur le chemin de la mort ». Examinons-nous plutôt en train de mourir – ou d'autres –, on vérifiera que par un certain côté, c'est dans cet effort, qu'on appelle décrépitude ou agonie, que la vie en nous se réalise le plus, ou par opposition mentale, ou par processus physiologique. Nous pleurons, avons mal, sommes terrassés, le sort nous semble implacable ou nos molécules livrent un combat furieux : c'est merveilleux ! Il ne faut certes pas résumer tout le travail de la Vie à la disposition à se sentir bien – au contraire ! Je l'assure sans métaphore ni symbole – ma philosophie n'est pas, on le sait, de théories inapplicables d'université, j'ai toujours philosophé-vivant –, c'est réellement une consécration magnifique, non pas paradoxale mais sensée, que d'être mal et de savoir cette puissance qui sourd en soi. Je vais ainsi plus loin que Nietzsche, non pas : « Ce qui ne me tue pas me rend fort » qui était déjà d'un bon secours rationnel, mais, et sincèrement : « Ce qui m'afflige ou ce qu'on m'inflige malgré moi est une bénédiction, car ce sera après tout au profit d'un grand bouillonnement de vie. » Ébrouez-vous de l'inquiétude de mourir, et, pour ne pas être inquiet, vivez ! sentez ! pensez ! agissez par tous les moyens qui caractérisent la Vie, c'est autant de regret de moins de n'avoir vécu que pour réfléchir en vain, doctement, pédantesquement, à la mort. L'homme mort n'est que celui qui n'agit pas, qui ne remue pas, qui ne branle point – j'utilise ce verbe à dessein pour sa polysémie. Celui qui cogite en tremblant dans un coin ignoré de l'espace sacrifie contre la vie ; il faut sans cesse se dire : Vitae ! moritori te salutant, ou : Ô Vie ! que, si je songe parfois à la perspective de n'être plus, je te fasse l'honneur de vivre jusqu'au bout, et même que cela me rappelle non au fait de devoir finir par mourir, mais de devoir commencer par vivre ! En somme non pas : memento mori qui amenuise l'élan vital mais memento vivi qui ne nuit même pas à la curiosité de mourir : on osera presque davantage aller au-devant de la mort avec cet orgasme de Vie. Il y aura ainsi bien de la satisfaction à se croire perdre la vie : même en phase terminale, il s'agira d'explorer comme la vie en soi rechigne et se révulse, et l'on ne sera pas mort, jamais avant le moment de son dernier souffle, puisque la Vie se débat. Et avec une telle évidence véritablement infusée et inscrite en vous, conscientisée, et non la répétition d'antienne à la manière des développeurs-personnels, ces gourous du prêt-à-penser contemporain, vous rirez d'être mal ! oui, vous rirez justement et jubilerez du combat que la vie mène en vous, de cette bataille à la fois si dérisoire et drôle, en la contemplant depuis son champ, comme si vous souteniez la Vie contre son contraire que vous conspuerez et narguerez. Vraiment, quand on est très malade, on peut avoir le cœur à se moquer de ce qu'on crut être une atteinte contre la vie, on peut se gausser du mal qui ne peut faire que la renforcer, et témoigner de cet effort même en pleine défaite, et penser : « Viens ! mon mal ! Amuse-toi ! Crois porter atteinte ! Tu ne fais que piteusement lever contre toi les boucliers de la Vie par lesquels la Vie bouillonne ! Comme tu es pitoyable et vain ! Continue, si tu veux ! moi, je te regarde essayer ! Quand tu auras vaincu, là-même tu n'auras pas triomphé de la Vie : comme tu te trompes d'enjeu ! Et je puis t'expliquer pourquoi. ».

C'est qu'en effet le plus grand secret de la Vie, c'est de comprendre que la mort n'existe pas et, sans orgueil, que nous sommes immortels. Quand vous serez mort, ce ne sera déjà plus vous qu'on regardera, quelque chose d'autre reposera sur un lit d'hôpital ou ailleurs, mais ce ne sera rien de ce qu'à bon droit on pourra assimiler à vous, un vivant. Car quel point commun entre ça et vous ? C'est ainsi tout simple : vous ne pouvez pas mourir. Vous êtes la Vie, et quand la vie vous aura quitté, il n'y a rien dont on pourra dire : « Il est passé de vie à trépas », car ce « il » n'était que vie, entièrement vie, alors que veut-on qu'il soit « changé » ? Ce n'est pas que la vie est partie de vous, il n'y a pas de transition de la vie à la mort, c'est une erreur de le croire, c'est qu'il n'y a plus, dans ce cadavre, un « vous » dont on puisse dire qu'il s'est transformé : « vous » n'est plus, l'instant d'avant il était en la Vie, l'instant d'après il a disparu, il n'en reste rien, ce n'est pas même un témoignage ou un vestige de Vie qui repose et qui jonche, en sorte que du début à la fin « vous » a toujours été vivant. Il n'existe pas un seul homme qui soit mort.

J'ignore si l'on peut le comprendre : c'est manifestement l'expression d'une lutte contre l'un des préjugés ultimes, un préjugé lexical et un préjugé conceptuel, et de quoi délivrer d'une faute perpétuelle et dévorante à travers les siècles de l'humanité. Comment le dire mieux ?...

Lorsqu'un homme « meurt », il a cessé d'être un homme, il n'y a pas un « homme mort » qui fut vivant, et pas davantage qu'on doit appeler « arbre » ce qu'on a coupé et mis à flamber dans la cheminée. Cette commodité de vocabulaire a pris la priorité sur notre représentation de la vie et de la mort. L'homme ne meurt pas, parce que l'homme est Vie, sans sa Vie il n'est pas une personne qu'on puisse appeler homme. Il y faudrait deux termes distincts pour « homme », un peu comme les grecs écrivaient « anthropos » et « andros » pour différencier l'espèce et le mâle, ou plutôt comme les anglais distinguent « sheep » – le mouton sur pied – et « mutton » – sa viande. Sheep ne devient pas mutton en la mentalité britannique : ce sont deux idées séparées, sans progression ni rapport, et lorsque le mutton paraît sur la table, il n'est pas question d'un sheep mort, le mutton n'est pas une variété de sheep. Au même titre, on devrait désigner tout objet électrique par deux mots disparates selon qu'il y entre ou non de l'électricité. Ou encore, on n'appelle pas plante ou pulpe un carnet ou un livre. On ne doit dire « un homme mort » que par raccourci, sans pensée conséquente et profonde, en se rappelant l'abus de langage, comme on ne dit pas « dead sheep », « machine désénergisée », « ou arbre broyé ». On ne retire pas, on n'extrait pas, on n'arrache pas à une chose une propriété essentielle sans annihiler cette chose : « mort » n'est qu'un terme fallacieux pour une transformation qui n'a jamais eu lieu : la Vie ne s'est pas modifiée, ne s'est pas « dégradée », n'a pas déchu ou dégénéré, on s'est laissé prendre par des idées induites par des mots. Il y avait un être, et tant qu'il était en vie, il présentait tous les caractères de la vitalité, puis cet être, cette Vie, a cessé d'exister, il n'a donc pas diminué en vie, ne s'est pas « éteint », il a cessé aussitôt d'être être, et son agonie-même était vie décuplée, l'ultime volonté de la persistance de la Vie, après quoi il n'y eut plus la vie, donc il n'y a plus eu cet être, il n'y eut plus l'homme, dont on ne peut plus parler. Un homme n'est jamais mort, et l'on ne meurt pas : on vit jusqu'à la dernière seconde dans la pleine impulsion foisonnante de la Vie. À quoi bon réfléchir quand on est vivant – l'absurdité ! – au moyen impossible de glisser vers un autre état, que ce soit la mort, de l'air, du sable, une idée, le vagin d'une femme, un téléphone portable, un chien, une planète, que sais-je encore ? En sa substance, la Vie est énergie et amour, appétit ou appât : la seule manière de s'en défausser « un peu », c'est de la mettre en suspens, non par la maladie qui est encore un moyen de la mettre au défi, mais par une distance volontaire aux fonctions de la vie qui sont typiquement : sentir, penser, agir. En somme, une des vérités indéniables et empiriques, c'est qu'il n'y a nulle raison pertinente ou sensible de craindre d'être ce qu'on ne peut pas devenir.

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