la Chant du Vampire - making of

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À une époque désolante et sinistrée comme la nôtre, toute la profondeur de l'image d'un être immortel se limite à un homme de dix-huit ans éternellement inscrit en classe de terminale dans un lycée américain, apparemment peu soucieux d'économiser son temps en passant pour la quarante-troisième fois l'examen de fin d'année, le visage bien blanc, adepte d'une certaine dose de cosmétique et tenant sur la vie un discours d'une pauvreté qui réussit à passer pour un mysticisme carpe diem, amoureux d'une femme assez sotte et de beauté relative, la transportant sur son dos comme un sac de denrées quelconques, et formulant à son endroit des vœux tant adolescents qu'on doute si, avec son physique, ce n'est pas son esprit que sa métamorphose a figés pour toujours en quelque état antérieur. Si j'étais vampire dans Twilight, je n'aimerais pas avoir pour camarade ce cliché et cette honte à mon espèce, produit livresque d'une société de consommation percluse dans l'immaturité que je toiserais avec moquerie. Je crois que le succès d'Anne Rice il y a quarante ans, en un style pourtant moderne et renouvelant le mythe, suffit à prouver combien la société – son soin de vraisemblance et sa complexité de représentations – a incontestablement déchu en sensibilité et en intelligence.

On n'a pas commencé à penser ce qu'est vivre sans limite de temps, c'est-à-dire n'avoir pas à subir un emploi-du-temps : le Contemporain, qui juge décidément tout à sa triste mesure, se contente, pour concevoir ce qui est complexe, d'extrapoler un peu à partir de lui, supposant que n'importe quelle notion élaborée se réduit à une extension de lui, si bien qu'en prolongeant son insignifiance il se sent bientôt incarner un vampire ou toute autre créature de nature distincte avec une probabilité qu'il croit assez juste. C'est ainsi qu'il suppose qu'une existence éternelle consiste en une sorte de vacance poussée au-delà de ses congés légaux, et, se plaisant en idée à vivre sans durée dans une demeure nocturne, à continuer plus que de raison le sommeil matinal et le loisir des écrans, et à folâtrer benoîtement parmi des hommes qu'avec sa force physique il peut aisément mystifier pour leur plaire et asseoir sa sociabilité. En somme, comme il connaît ses penchants, sans se figurer des états différents du sien, environ comme on fantasme un petit moment sur l'espoir du grand tirage du loto, il songe, mais suivant ses facultés actuelles et avec une vulgarité ridicule, à des situations aussi délicatement subtiles que la guerre héroïque ou que l'immortalité.

Or, ce qui fait justement le cœur de l'évanescence du Contemporain, c'est le sentiment d'inculpabilité qu'il tire de la durée limitée des plaisirs, et qui les justifie tous. Il a la naïveté de penser qu'il travaille et que le divertissement est son dû, et parce qu'il vaque continuellement d'une activité relative à un abandonnement inconsistant, il se croit légitime à profiter du « peu » de temps dont il dispose, et diffère sans cesse son rôle et sa conséquence. Autrement dit, pour lui il est toujours temps de remettre à plus tard, et la pause syndicale, la fin de journée, le week-end, les congés annuels et la retraite, ne suffisent jamais à s'atteler à la recherche de l'essentiel, à se saisir de questions d'importance, à s'appliquer à une tâche autonome et délibérée, car il prend ces durées pour des récompenses qui ne servent qu'à décompresser du « sérieux » et de la « rigueur » d'une profession dont il préfère nier la facilité et les routines. En somme, ce qui contribue intrinsèquement à l'éparpillement et à l'évaporation de la personne humaine, c'est l'excuse sempiternelle de manquer de temps, ce qui le rend si foncièrement inactif et insoucieux de s'accomplir, et si oublieux de s'imposer la réflexion d'un sens et rien que d'une direction – sensation d'avoir déjà suffisamment « œuvré ». Il procrastine, si l'on veut ; ou plus exactement il bâtit sa bonne-conscience, malgré son soupçon de disparaître ou de n'être jamais apparu. Il n'a pas besoin d'être quelqu'un, de se charger d'un devoir personnel, de se saisir de l'idée de son progrès, de s'emparer de lui-même : sa profession, croit-il, lui laisse le droit de reculer la forge de sa nécessité, et l'illusion qu'elle lui procure est d'acquérir une supériorité suffisante. Il se repose toujours parce qu'il entretient la fraude de la fatigue à cause de sa fonction sociale qui, selon lui, ne lui permet pas l'opportunité d'un centrage : il s'échappe ainsi incessamment de ce qu'il devrait être c'est-à-dire penser et faire, par dégoût d'un effort dont il prend l'étalon sur son piteux travail, et la conception que sa liberté n'est faite que de périodes provisoires de « convalescence » lui offre une dispense perpétuelle pour une inexistence sans fin.

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