C'est l'extrême honnêteté intérieure qui manque aux poètes pour reconnaître que le plus souvent leurs pièces ne sont pas d'eux. La modestie leur fait défaut puisqu'ils veulent être des littérateurs et, parmi eux, les plus « éthérés », ceux qu'on nomme poètes. Dans tous leurs discours, on entend, si l'on écoute bien, la voix craintive d'un homme qui se sait imposteur et qui tient à le cacher.
On ne m'accusera pas, moi, d'aspirer à paraître meilleur que je ne suis – tout au plus on me niera comme poète, et ce n'est rien. Je suis si indiscret sur moi-même qu'à moins qu'on ait pris le petit nombre de matières où je me déclare bon pour une prétention à une supériorité universelle – ces extrapolations sont communes –, on trouvera que je ne suis pas vantard et que je ne m'attribue que de ce qui m'est propre.
Or, je ne veux pas paraître poète, je me fiche d'en avoir l'air ; c'est l'avantage de n'être lu par personne : ne tenit à aucune réputation. Surtout, comme je suis sans illusion sur moi-même et ne me redoute pas défaillant comme je suis, je ne m'entretiens point de surestime et ne ressens – jusqu'à l'impudeur même – nul intérêt à me dissimuler mes faiblesses. Je sais donc comment j'écris, y compris quelles difficultés je dois résoudre et en quoi me méfier de moi-même (si l'on savait combien prudent je corrige mes écrits, on ne me taxerait pas d'orgueilleux comme on fait : est-ce que celui qui se relit tant est un être de pleine confiance-en-soi ?). Cette connaissance ne m'apporte ni fierté ni honte, j'ai tout au plus la satisfaction d'un certain sens de la réalité, c'est pourquoi on ne m'insulte jamais quand on me signale mes défauts réels : non seulement je ne les ignore pas, mais c'est souvent que je les communique. Autrement dit, je ne me vante point intérieurement, mon univers intellectuel et sentimental est dénué de prétention, il ne comporte rien des ampoules d'un « Ôteur » in petto. Je suis lucide sur ce que je fais quand je compose un texte. Je n'ai jamais prétendu à l'Inspiration ou à l'Intuition artistique. « J'écris » égale « Je travaille ». Si l'on m'admet du talent, au moins suis-je un talent franc et sans facilité – mais j'ignore si l'on peut parler de talent à ce prix.
C'est aussi pourquoi je n'ai jamais eu aucun scrupule à expliquer uniment le processus d'écriture de la poésie en vers. Le voici :
L'auteur croit détenir une idée, et il cherche bientôt ses rimes. S'il cherche longtemps, parmi celles qu'il trouve et qui doivent correspondre à des tournures qu'il affectionne, il finit par dénicher des rimes qui ne sont pas de lui et qu'il n'aurait jamais employées s'il n'avait pas quêté « ce qui rime avec » : non qu'il les vole à d'autres poètes ou les tire d'un dictionnaire de rimes, mais, simplement, il doit avouer que, sans la rime qui a servi d'appui, beaucoup de mots ne lui seraient pas venus, avec lesquels, malgré cela, il va faire des vers et qu'il conservera dans son texte final.
C'est en ce sens que je dis que tel vers n'est pas de lui, que c'est un vers inopiné, donc usurpé : la rime a imposé sa loi, mais elle n'est pas spontanée, ni le résultat d'une recherche sur le sens, elle procède d'un cas fortuit, consiste en un hasard, découle d'une circonstance, et c'est ce qui advient quand on va quérir des sons plutôt que des idées. C'est la phonétique qui a dicté l'événement : on peut trouver cela original et de quelque joliesse heureuse, ce n'en est pourtant absolument pas personnel. Ainsi le poète a-t-il formé son texte et son sens, du moins en partie, après son intention initiale qui, quelquefois, pouvait être fort différente du rendu altéré par la nécessité de la rime, et c'est ce qui confère souvent à la poésie un caractère si contorsionné. On préfère en général imputer cette complication à la finesse sagace ou mystique du poète, mais cet hermétisme ne provient que de la découverte tardive d'une rime qu'on a jugée originale à tel endroit de la pièce, ce qui tord singulièrement la couleur unie du tableau. Et ceci se vérifie : qu'on suive les poètes même les plus obscurs dans leurs entretiens, comme ceux que fit Jules Huret à la fin du XIXe siècle, on trouve que ce sont des gens dont le naturel est d'un langage accessible et d'une pensée simple.