Bien des endroits sont des lieux inavoués de parure où l'on n'agit guère pour soi mais à dessein d'observer ou d'être observé : je me demande pourquoi on ne les révèle pas, pourquoi il semble que la culture et les mœurs n'en disent rien, n'en font pas une brillante littérature : est-ce trop évident, ou cela vient-il de ce que le Contemporain se comporte également en tout lieu sans souci des regards ou, au contraire, comme s'il vivait en permanence sous l'œil d'une caméra, de sorte que l'endroit ne fait nulle différence ? Certes, bien des romans, quoique vieux, ont indiqué combien un lieu de spectacle, comme une salle de théâtre, un bal de village ou une cérémonie de mariage, contient de rôles mondains et affectés, liés à diverses formes sociales de séduction, mais je m'étonne, et m'inquiète même, que notre époque ait apparemment cessé de signaler les nouveaux lieux de simulacres comme s'il ne s'en était pas, depuis les discothèques, créé de nouveaux. C'est comme si quelque néopuritanisme refusait de décrire une salle de sport ou une piscine publique, comme si le trouble provoqué par cette réalité pouvait suffire à abîmer l'aveugle insouciance puérile des usagers et la bonne conscience maintenue à tout prix candide de ceux qui s'y rendent, comme si cette peinture immorale pouvait nuire à la légèreté que leur prodigue la distraction d'y être « en sécurité », un peu à la manière dont un Musulman refuse, dans un kebab, de regarder en direction de la télévision où s'exposent de jolies femmes. Je ne sais si l'on est obligé, pour se plier à cette mentalité ingénue, de se figurer qu'autour d'un bassin les regards sont les mêmes qu'au cœur d'un temple de Témoins de Jéhovah, ni s'il faut prétendre que les hommes et les femmes, baignés ou non, qui y portent des lunettes de soleil, le font pour protéger leurs yeux délicats des rayons ultra-violets sans l'intention d'observer à la dérobée les corps dénudés qui s'y meuvent, ni s'il faut admettre qu'il est nécessaire de prendre un livre sans en tourner les pages pour cuire sur un transat alors qu'on ne s'accompagnerait d'aucun livre et on ne serait pas même venu s'il n'y avait personne d'autre. Il faut imaginer sans doute que dans ces piscines les clients n'ont nul égard particulier ni de leur corps ni de leur conduite, qu'ils ne viennent obtusément que pour le sport, qu'ils ont d'ailleurs élu leurs habits de baignade au plus pratique, que leurs performances physiques et leurs amusements sont entièrement spontanés et, ne dépendant de quiconque autour, seraient identiques dans la solitude ou si l'environnement était composé uniquement de robots. On ne doit pas concevoir, selon cet ordre d'idées illusoires et bienséantes, qu'une femme épilée pour l'occasion l'a fait exclusivement à dessein de gagner en efficacité de propulsion par limitation de la friction contre elle des particules d'eau, ni qu'un homme qui reste longtemps le ventre dans l'eau a peut-être malgré son air préoccupé quelque chose à cacher.
Allons ! soyons francs ! ce sont des lieux de fantasmes ! la plupart des foules s'y rendent uniquement pour cela ! On y quête des rêveries sensuelles, on déshabille en pensée le peu qu'il y aurait à enlever en la proximité cependant si distante entre inconnus déjà presque peau contre peau, on escompte en loin rentrer chez soi avec des idées de femmes ou d'hommes pris ou dont on serait pris – c'est une échappatoire libidineuse mais avec prétextes acceptables. Ce n'est pas au juste que le Contemporain espère faire effectivement une rencontre – il n'a pas l'organisation pour cela et il est trop lâche –, mais il garde in petto le goût d'une incartade qu'il aime tant à se représenter en songe et où on le voit, là, sur les lieux de la méditation de son « crime », plongé périodiquement, comme s'il pensait, au lieu d'un adultère, aux courses dont il dresse la liste ou même à quelque enseignement philosophique dont il perce les arcanes (non, il forme des idées de « circonstance » après avoir vu quelqu'un qui l'a « inspiré »). Il se conserve une possibilité toute virtuelle de transgression, s'invente probablement quantité d'histoires dont il est le brillant et séduisant héros, s'épanouit un moment au contact de la pensée de subjugation exceptionnelle qui le tient captif du petit romanesque de son esprit conforme, et ce potentiel le rassure d'être, parce qu'en-dehors de ces imaginations stéréotypées il est d'une banalité tout à fait prévisible et monotone. Oui, mais là, s'oubliant, il se ressource : un lieu public, avec ses volontés et ses attirances, est l'endroit où quelqu'un pourrait le distinguer, et voilà probablement pourquoi il continue de s'y rendre. Ces corps et visages qui s'entre-contemplent sans se l'avouer font ainsi tous ensemble une onde étrange de suspicions commères ou envieuses : on s'en doute, je crois ; chacun le devine, alors quelle ambiance non seulement d'empreintes indiscrètes mais de recels d'intentions ! personne peut-être n'en est tout à fait dupe, par même les enfants. Il est pourtant établi que nul n'osera quelque chose, c'est le secret absolu qu'il ne faut pas révéler ou le charme se changerait bientôt en reproche et la couardise de ces fausses confiances voyeuses se révèlerait et nuirait à l'estime, se métamorphosant en perpétuité de vides désespérantes et en déprime. Car aucun d'eux qui se croient pouvoir, ce pouvoir en-dehors de leur ordinaire, ne le prouve jamais, et tandis qu'ils s'imaginent capables d'aller trouver tel autre qui les séduirait, sur la margelle où ils se sont arrêtés ou bien assis sous la serviette dont le drapé dissimule un défaut esthétique. Si, inopinément, à cet instant, une personne même de leur goût venait surprendre leur fantasme et les abordait, ils ne sauraient répondre favorablement à une demande de discussion, paralysés et effarés, difficiles à ébrouer au sein de l'irréalité pusillanime qui les caractérise, et plutôt que d'y souscrire avec l'entretien avenant d'une mentalité prête à l'inattendu, ils refuseraient le peu d'avances qu'on leur ferait, inaptes en toutes choses d'improviser avec bonheur et d'accueillir avec ouverture une originalité de l'existence qui en vérité les terrorise. La vie de longue routine ne tolère plus depuis longtemps que des faits longuement répétés.
Leur présence ici prétend le contraire, et c'est ce qu'il y a à la fois de plus terrible et de plus révoltant dans cette trompeuse et cathartique pose : tant de gens qui, pour ne pas s'avouer leurs indécisions et leurs paresses, préfèrent se persuader croire qu'ils ne sont venus que pour pratiquer innocemment du sport et bronzer au soleil, s'endormant ainsi dans tant de mensonges flatteurs et qui, perpétuellement, leur redonnent le bonus de vitalité qu'il faut pour ne prendre jamais aucune résolution d'importance. Ils se bercent perpétuellement l'orgueil en le rehaussant de petits transports réguliers, et lorsqu'ils auraient besoin de se mépriser durement pour éveiller en sursaut leur vie de misère, ils retournent au lieu public : cet emballement de leur esprit, d'une simagrée conçue et brève, elle-même bien ponctuelle comme un métier, leur redonne confiance. C'est pourquoi le monde s'entretient et se conserve sans presque de changement : il obtient ses ivresses minuscules, après quoi il croit à sa liberté d'une transgression ; voici par quel processus pernicieux les gens ne se rappellent plus qu'ils ne sont rien, parce que de programmés sursauts dans l'univers bienheureux de la fiction représentent un état qu'ils ne sont pas mais que, « s'ils voulaient », ils pourraient incarner. Ce film de leur puissance suffit à épancher tout l'irréalisé de leurs frustrations.