Je ne sais pas de souffrance mentale hors la mauvaise surprise : y en a-t-il ? je demande qu'on s'y arrête un moment. Je veux dire : l'homme d'imagination, homme capable d'anticiper maints événements sinistres et de les intérioriser si complètement, avec une telle vraisemblance fournie qu'il reçoit l'impression fiable de les vivre comme un naturaliste sincère expérimente le phénomène qu'il ignore par la seule logique de la pensée vive, impression si développée et si marquante qu'elle équivaut aux effets même de la vie, – comme au juste un véritable lecteur (il n'y en plus en ce siècle aux Divertis) devrait appréhender et éprouver l'univers des livres –, cet homme, dis-je, par degrés est largement dégagé de peine, et, en se mithridatisant aux soucis qu'il pourrait rencontrer ou qu'il rencontrera en tant que copies de ceux qu'il a déjà affrontés en esprit, fussent-ils fictifs – mais par définition le malheur, pour n'être pas seulement un fait mais bien un fait interprété comme un mal, ne se situe toujours qu'en pensée, par conséquent on ne saurait admettre qu'il prend forcément mieux naissance dans la réalité, car son intensité même n'est qu'à la mesure de la faculté de concevoir (d'ailleurs on peut se tromper en percevant et comprenant mal la réalité du malheur) – n'est que rarement malheureux ; autrement dit, on ne ressent le malheur qu'à hauteur de son imprévoyance et donc de ses lacunes d'imagination, seul l'être sans expectative est surpris du malheur, en sorte que le blâme de tout malheur n'est fondamentalement à adresser qu'à soi-même – avoir mal, c'est, si l'on était honnête, devoir se reprocher son insuffisance pour n'avoir pas déjà senti le mal avant qu'il ne survienne et avoir failli à s'en être blasé. Au même titre que c'est le manque d'imagination qui fait la fidélité, c'est aussi le manque d'imagination qui fait le renouvellement de la souffrance mentale. On souffre toujours par déficience ; rien n'indique tant la stupidité qu'un homme qui se plaint du malheur ; le malheur est premièrement la faute de celui qui en pâtit parce que son défaut d'appréhension le provoque. Il lui manque une aptitude, c'est de savoir se représenter et vivre le malheur prévu, plausible, vraisemblable – il ne s'attend pas au malheur probable, et c'est ainsi qu'on juge que même mourir de vieillesse est un malheur, faute d'y avoir penché sa pensée : même l'évidence devient un imprévu, une surprise, et donc un malheur. Cet homme tant évaporé est, transposé au domaine du corps, dans la situation de quelqu'un qui, n'ayant pas su deviner que le couteau risquait de riper dans le coquillage, ajoute à cette maladresse la bêtise de s'étonner que le sang coule dans sa main et que la coupure soit douloureuse. Je crois bien que d'une certaine manière, pareillement la douleur physique, à la deuxième occurrence, surprend moins et n'émeut pas, du moins ne scandalise plus : c'est du moins ainsi qu'en général ressentent les personnes qui n'ont pas trouvé intérêt à exagérer la souffrance pathologique.
Et ce n'est presque jamais vrai qu'on ne pouvait pas prévoir un malheur arrivé : qu'on ne puisse visualiser toutes les douleurs physiques parce que leur variété et leur nature diffèrent de façon stupéfiante, cela je le puis fort bien concevoir : sait-on ce qu'est une rage de dent, une colique néphrétique, une occlusion intestinale, le genre de mal que cela occasionne ? Ce ne sont pas des maux, je crois, qu'on peut vivre avec uniquement une imagination fertile et minutieuse, encore qu'il suffise certainement d'avoir une fois eu mal aux dents, aux reins, au ventre, et de se figurer la douleur extrapolée, multipliée par tant ; mais la douleur physique n'est pas l'effet de la pensée, c'est une affection qui ne consiste pas en un positionnement par rapport à un fait, c'est quelque chose de tangible, le fait que traduit directement la physiologie, la conséquence d'une cause que suscite en nous sans qu'on y soit pour rien le système nerveux, la psychologie ne peut que l'atténuer ou l'amplifier partiellement, cette douleur est sise presque totalement en-dehors de notre volonté ; tandis qu' il n'existe pas, par exemple et pour le dire en gros, une loi naturelle et comme physique qui vous impose de pleurer quand un parent meurt. La souffrance morale est bien plutôt acquise qu'innée – on peut même ne pas se désespérer d'un enfant mort, et l'on ignore combien ce malheur en des époques antérieures était banal au point qu'on ne s'en mortifiait guère, qu'on allait aussitôt « à l'enfant prochain » –, elle résulte au moins beaucoup d'une position mentale ou d'une philosophie d'existence, par exemple une séparation conjugale n'est-elle pas éprouvée pareillement ni selon les êtres ni selon les sociétés, son affection dépend d'un consensus moral. Tout ceci revient à dire qu'à se préparer à une douleur mentale, on peut en annuler la plupart voir l'annihiler entièrement, comme on se blinde à des tourments qu'on a assez vécus en fiction ou en vrai, on peut les consommer avant d'en avoir été réellement atteint ; il ne suffit que d'en multiplier les imaginations justes et de les pénétrer assez personnellement pour s'en imprégner comme si ces douleurs étaient effectives. Or, il faut reconnaître que notre société routinière n'est bâtie que d'un petit nombre de risques et de dommages : accidents de la route, infidélité (si l'on tient encore comme peines des choses comme cela), maladies rares ou communes, pertes d'emploi, mépris ou départ de gens aimés. En somme, les circonstances du malheur sont chez nous limitées, et l'on ne peut le nier qu'à se fonder sur des variations de ces circonstances, mais leur nombre, ainsi catégorisées ces grandes circonstances, reste à portée de l'esprit simple, de sorte qu'au fond on n'est jamais très surpris des malheurs que racontent les personnes de son entourage, il n'y a que dans les originalités de ces circonstances, qui sont en telle profusion qu'on ne peut les prévoir et qui constituent comme les « styles » du malheur – au même titre que des milliers d'œuvres ont parlé du trépas de l'aimé en différences subtiles qui en firent autant de nuance émotives –, mais ces originalités incommensurables (comme la maladie grave découverte lors du banal contrôle médical, comme l'accident de voiture terrible alors que la femme était enceinte, comme le décès brutal tandis que le défunt accomplissait une action héroïque) ne sont pas nécessaires à appréhender dans la mesure où elles ne changent rien fondamentalement ou essentiellement à la consistance du malheur dont le noyau même est le trépas de l'aimé : celui qui se focalise sur le fait de cette mort transposée à sa situation en aura déjà intégré la majorité des effets traumatisants ; il n'y a donc pour un esprit contemporain qu'à anticiper les quelques circonstances fâcheuses que sa vie peut rencontrer pour n'être plus jamais sensibilisé à une douleur de ce type, ou seulement à vibrer péniblement d'originalités annexes mais d'une intensité moins profonde – je ne fus pas triste lorsqu'une de mes filles déclara un diabète, je ne fus pas triste du diabète, j'étais de longtemps préparé aux maladies infantiles et aux accidents mortels, mais où je fus violemment frustré c'est en ce que ma profession ne me permit point de rester à son chevet sans déclarer un arrêt-maladie pour dépression alors que je n'étais pas déprimé : cet exemple prouve que ma tristesse née du malheur, quoique existante, était déplacée d'un degré et même de plusieurs quant à son impact sur moi en la direction d'un désagrément secondaire, et qu'ainsi la peine causée par l'injustice de la souffrance de ma fille était déviée vers une moindre peine provoquée par l'injustice d'une administration lourde et inhumaine. Mais cette dernière injustice, consécutive à la première, étant certes d'un ordre bien moins prévisible (car il eût fallu explorer non seulement la possibilité de la maladie grave mais également se renseigner sur ses corollaires pratiques, ce qui relève à mon sens un peu plus du masochisme que de la prévention du mal) ; elle était aussi bien moins dure ou révoltante. C'est ainsi – et comme toujours par expérience, même si on me le dénie souvent parce qu'autrui n'a pas l'imagination rigoureuse de vivre ce qu'il pense et suppose alors que l'expérience théorique ne vaut rien – que j'affirme que souffrir, c'est manifestement avoir manqué à prédire un malheur ou avoir failli à le ressentir avec réalisme. Pour moi, j'ignore pourquoi le Contemporain a tant de mal à s'approprier les fictions qu'il invente, à les sonder et à se les bien transposer, tandis qu'il est patent qu'il ne se retient pas de pleurer et se lamenter sur des personnages imaginaires : il n'exploite ces scénarii qu'en superficie, comme s'il reportait et se réservait à plus tard le bonheur ultérieur de geindre sur le malheur que délibérément ou par pure négligence il n'a pas su considérer. Il connaît instinctivement le remède à tout malheur, et c'est de se le représenter, mais il n'en use point ; il pressent l'importance de se préparer aux coups et aux sanglots, et c'est à tout autre chose qu'il se divertit, y compris quand c'est à pleurer qu'il se distrait, auquel cas il s'inflige des coups et sanglote sans se mettre dans la situation qui lui cause de la peine, de sorte qu'en réalité quand le malheur se présente et présentera à lui, il souffre et souffrira toujours pour la première fois. Ce défaut provient, je crois, de ce qu'il doit y avoir du défoulement dans la tristesse, ou parce que la tristesse héroïse, cette purgation lave et refait l'estime-de-soi, ou parce que, comme elle contribue à l'image d'une force supérieure, les gens l'espèrent en loin, tâchent à ne pas l'atténuer en la prévenant, tiennent à l'éprouver pleinement sans anticipation pour s'y vautrer complaisamment – conséquence plausible d'une époque confortable et quiète où le Contemporain se plaint in petto de n'avoir pas au moins un authentique malheur à endurer –, autrement il s'efforcerait de la vivre en esprit avant d'avoir à la vivre en réalité. Il ne tient pas à s'apaiser d'avance, non : il aime manifestement les crises – ou bien ce serait que faute de savoir ce qu'est une crise, il ne peut imaginer, en une existence si peu dangereuse, qu'elle est susceptible de lui incomber... mais je doute de cette hypothèse à vrai dire, en ce que n'importe quelle vie humaine connaît au moins relativement la notion de crise (après tout la perte d'un parent mort peut être extrapolée d'un simple déménagement). Le défaut de sagesse, c'est de se laisser mener, balloter par les événements tardifs, et (afin ?) de s'abandonner aux gémissements ineffables du malheur inattendu. Probablement l'abandon est-il un régime mental essentiel au Contemporain comme on le voit dans son rapport à la mort : jeune, il assure avec la plus grande fermeté qu'il n'attendra pas le moment de sa décrépitude dernière pour mettre fin à ses jours, mais il tolèrera finalement avec une sorte de bienheureuse insouciance son placement par autrui dans une maison de retraite parce qu'alors aux mains de sa famille et des médecins il n'aura plus rien à décider – toute la décision actuelle, pour ainsi dire, est à décider qu'on décidera plus tard. Ainsi diffère-t-on de songer et d'agir en lien avec le difficile ; tout coule paresseusement comme sous le courant d'une onde tiède où, immergé, on se laisse imprégner et conduire sans volonté d'une indépendance plus que prétendue et vantée : le Contemporain ne se maintient pas, il ne nage pas, il croit que l'existence est normalement cette langueur, cette torpeur, cette indolence et cette nonchalance. Vivre, c'est ne rien penser ou faire de mal – mal contre soi surtout, vivre est douceur par principe. L'idéal de notre société se résume à la perpétuité du bonheur présent. Deviner le malheur et l'explorer, l'endurer et ainsi s'en endurcir, n'est-ce pas de la souffrance inutile ? Non, végéter plutôt, être, poursuivre – une béatitude animale – ; ne pas devenir. Ils ignorent la dignité et la noblesse, ils n'ont que l'intégrité sempiternelle d'être comme ils sont, de se conserver, leur conatus ; ils sortent de l'enfance, et, comme cela, tels quels, ils restent. Alors forcément, tout les surprend ; ils n'ont pour évolution que ce qui leur arrive : or, que voudriez-vous, chez nous, qu'il leur arrivât ? Tout les surprend, certes, mais rien n'arrive ; et d'ailleurs, pour ce qui peut les surprendre, là encore bien des rites et des procédures les protègeront : ils n'auront pas davantage à décider en individus, ils éliront telle routine plutôt qu'une autre parmi des conseillers qui leur indiqueront quoi faire et les rassureront. La force de l'événement pur ne leur parviendra jamais, elle sera noyée sous la cauteleuse habitude des professionnels. Autrement dit : ils seront rarement surpris, et même alors, d'autres dont c'est le métier s'efforceront d'annihiler la surprise. La souffrance mentale n'existe déjà plus.