Est-ce relatif à la conformation des chairs et des entrailles ? Presque tous les plaisirs du sexe dépendent du rythme et des ruptures ; le registre jouissif et orgasmique du corps exacerbé est celui d'une violence à la fois progressive et syncopée, – dissonance et contraste, contraction et dissociation. La lascivité longue, régulière et ondoyante des caresses et des frottements où se forment la confiance et l'abandon, aspire encore après elle, pour le fantasme et pour l'extase, à des interruptions et variations selon lesquelles les effets de surprise, brutaux, brisés, tels des exaspérations paroxystiques, bouleversent en audaces indécentes et invasives : ainsi l'amant supérieur dispose-t-il d'une sollicitude extrême pour vos meilleurs chocs. Le traumatisme n'est jamais loin après l'emparement : l'acte d'arrêt d'un accompagnement suppose un effroi désiré et provisoire, une tension, comme le spasme subi issu d'un spasme volontaire. Des muscles se mettent en branle quand d'autres se contractent aussitôt sous leur influence : les cadences sont régulièrement rompues, permettant l'accès à des inconscients, libérant le jeu profond, celui qui offre à l'individu prétexte à s'épancher. Le sexe, qui est physiquement un mélange de frictions et de heurts, se module des brisées intermédiaires qui en constituent les transitions : il faut en quelque sorte « vouloir que ça finisse », il faut vouloir « finir son partenaire » pour changer de mêlée et d'angle, une sorte de hargne peut-être affectueuse se distingue de ces cessations ; il réside en ces prises et en ces râles un désir de maîtrise et de conquête qui justifie la possession. Des intentions et des souffles signalent un combat consenti, un simulacre de bataille, des sièges alternés ; c'est toujours largement dans les rythmes que se perçoit ce combat pour la reddition. Comme une grammaire musicale, un solfège des sciences sensuelles et du rut, il existerait un tracé scriptural de la part subversive des accélérations et des affolements qu'on impose ou qu'on prend, et cette écriture analysée révélerait le point de défaillance propre à chaque être, un phrasé de séquences qui plient et explosent, tantôt étendues, tantôt cassées, irrésistibles au métabolisme et à une mentalité en particulier. L'âpreté et la soudaineté font un complément indispensable, pour le plaisir, au prolongement des efforts glissés, au point qu'un tel prolongement, au-delà de l'attendu d'une certaine endurance considérée comme normale, peut s'entendre et se ressentir aussi, à défaut de changement réel, comme l'expression d'une soudaineté âpre : l'étonnement que suscite une vigueur tient alors lieu psychologique de changement ; c'est que la saccade, au fond, est avant tout la variété d'un imprévu.
Même à défaut de s'en servir pour manipuler quelqu'un à l'orgasme, on ne saurait écrire justement sur le plaisir et en traduire la fièvre, la réalité même, ses usures et ses sursauts, sans rendre compte des mélodies composées de la fluidité et des heurts, mélodie qu'une modulation de la syntaxe et des sonorités doit pouvoir reproduire avec fidélité, comme une transposition d'actions et de pensées en verbe, et même de toutes les souterraines brûlures et tentations coïncidentes au sexe : c'est l'étude exacte à laquelle se consacrera un éroticien minutieux et ambitieux, enfin quelque artiste pornographe – il nous manque un premier essai pour une telle écriture. La chaleur envoûtante et répétitive, la presque implacable machine de la montée du plaisir, avec ses ahans intermédiaires et ses susurrantes, agaçantes et nerveuses caresses, comme une obstination impassible méprisant la quasi souffrance liée à l'humanité d'organes gonflés et rougis patiemment, où les odeurs intimes baignent maintiens et constances, où les mâchoires ouvrent et ferment des désirs montants et des plaisirs inassouvis, on devra les alterner avec les soudains hoquets occasionnés par les engloutissements et les prises cruelles, par les assauts improvisés relevant de la lutte et de la perversion, par les possessions-au-delà et les offenses interdites qui étonnent et brisent le souffle et le corps, tout résistance, en des putain-mon-Dieu d'Impossible à la limite de l'angoisse et de la satiété, tout ce qui se situe à l'extrême arête des facultés d'endurement et des délices inavoués et bien pris. Qu'ainsi le lecteur, en esprit, par des insertions pleines et subtiles d'une frénésie sensible et insensibilisée d'ébats entre attendus et décalages, perçoive successivement l'inlassable espérance de l'apogée dans le mouvement qui approprie et qui appelle, ainsi que le vertige sidérant dans l'exception dont le choc remet et exagère : le style juste, ardent, contagieux et transcendant, d'une imagination haute jusqu'à la peinture des réalités enfouies, jusqu'à la suggestion des motivations et aspirations inouïes à la conscience ordinaire, à la conscience publique et décente, jusqu'à la réalisation surprosaïque d'émotions indécelées dont la révélation sert de support à l'assomption des profondeurs, se chargera de ces deux extrémités – même, on jouirait mieux après de tels textes, on assumerait davantage la composite vitalité du réel. Spécialement un poème érotique, en pièce littéraire de suprême densité, rendra avec envoûtements ces principes d'une langueur interminable et d'une âpreté scandaleuse – répétitions, progrès, brusqueries et excèdements –, il traduira comme une étourdissante et efficace partie de plaisir est une composition de l'Insistance et du Sursaut, de la Fusion et de la Refonte, de l'Invasion et de l'Envahissement, du Vouloir et du Viol, suggèrera avec justesse les variétés fauves et amoureuses de sensations physiques et psychologiques qu'impose et suscite le maître ou la maîtresse en excitations multiples. Lascif et puis lubrique, frénétique et de nouveau voluptueux, c'est toujours, je trouve, cette modification de fréquence qu'implique le changement de position selon qui le commande : le désir d'une forme de rupture dans une forme d'endurance. Et sitôt qu'une moindre lassitude s'installe, qu'un partenaire a ne serait-ce que le temps ou le loisir de penser à la durée de tel assaut, qu'un paradis éternel envahit trop la piquante diabolité des stimulations, il importe à l'amant comme courroucé d'en modifier instamment la trajectoire pour qu'un choc surprenne la relative acclimatation, et pour excéder ainsi l'émoi d'une sorte d'outrage. C'est peut-être plutôt le rôle de l'homme qui a davantage besoin de se contrôler pour prolonger le coït ; mais la femme peut à sa manière provoquer de bien des façons, inspirer des envies de vengeances, exciter des idées, aussi bien par des appels, des poses, des indifférences affectées que des cris surmenés – il n'est pas indispensable, comme on sait sans doute, d'alterner toujours des contorsions délicates avec des affectations outrées, et il suffit parfois d'un mot ou d'une pression pour affoler odieusement et induire la pensée sourde et désarmante d'une subversion. La réification, façon de tourner le partenaire en objet et même en son objet, est notablement, après les égards suaves et attirants, après maints préliminaires établissant une onde commune en accordant les volontés, une représentation tangible de heurts susceptible de bouleverser un certain rapport et d'inspirer un vertige et une reconsidération de son rôle et de son état : de telles subtilités, exprimées souvent sans y réfléchir (elles impliquent pourtant une certaine préparation mentale), altèrent la monotonie chaleureuse des glissements en amenant dans la pensée le sentiment assez impromptu d'une « hiérarchie », tandis que jusque là le « partenariat » était d'emblée reconnu. En modifiant la conception fantasmée de la position relative des amants, par exemple en introduisant l'idée d'une sensible et acceptable rupture de sécurité ou d'égalité, on induit la saccade qui réveille le sens, interrompt la banalité d'une copulation, et qui nécessite une adaptation de soi, où l'expérience réitérée ne suffit plus tout à fait à seulement comparer des sensations et où les facteurs d'imagination et d'initiative insèrent l'admiration inédite et la surcharge esthésique dans l'émotion continue. La presque angoisse que suscite le franchissement des codes de la vie publique contribue à ce double plaisir de tête et de corps, à cette altérité, à cette démesure, à cette assomption : par la pleine force ou par la pleine faiblesse, on ose ; cette audace est exutoire, on s'adonne, on s'accomplit sans morale loin des jugements qu'on oublie ; on est bien d'être « à fond » quel que soit ce qu'on décide et dans un bain qui vous envahit sans un doute ; on devient ; cette primale certitude, éloignée des doutes et presque de la pensée, est la sensation d'une victoire pour soi, d'un triomphe du soi, extase d'un être qui est tout entier ce qu'il fait. Et non seulement cela, mais l'acte donné comme l'acte reçu valorisent, l'actant gagne en délicieuse sensation de puissance et l'agi en impressionnante soumission de valeurs additionnelles, les deux se regardent jouir et faire jouir, et intérieurement autoscopés, ils s'en font jouir et en jouissent, parce qu'en se voyant donner l'un se donne à lui-même de l'orgueil, et en se voyant recevoir l'autre doit attiser sa tendresse en permettant, et donc son extase. C'est exactement en quoi l'orgasme est plaisir réciproque : la défaillance de l'un sublime l'effort de l'autre, communique à la satisfaction de chosifier un être en le rendant victime des effets de sa volonté, établit à cet instant une forme de résistance fière et solitaire pendant que l'autre se tend à l'écoute de son seul corps, s'y perd et disparaît, comme morfondu, évanoui, couché dans des spasmes et dans des draps ; c'est preuve symbolique de réussite et de hauteur que d'établir ainsi de violents mouvements hors de soi et d'en demeurer, comme maître, en quelque sorte stoïque – de quoi justement revigorer le désir et ne plus rester à cette distance ! C'est le paradoxe avec toutes les marques et expression du confort en amour : elles poussent à des arrêts et à des sursauts, à des dangers ou à des risques, qui contribuent aussi au redoublement du plaisir ; en sexualité, un confort trop uni agace et énerve, il est en sa stupeur une provocation, appelle à des retournements, à des bouffées, à des profanations, car l'amant, sous cette pourtant agréable douceur qu'il prodigue, ne se sent pas « marquer » l'être et flageller son âme ; à moins d'être d'une patience, ou d'une adresse, ou d'une vigueur exaspérante, il aspire à réveiller cette tranquille somnolence de la jouissance passive, réclame que son empire soit, dans l'orgasme, pour davantage que les contacts fluides et mécaniques de son anatomie, il exige que sa volonté commande et non juste son sexe – la sexualité, quand elles se veut triomphante, est une autorité au bénéfice des plaisirs, et voilà pourquoi elle a encore besoin, malgré tous les vœux politiques des trop-Contemporains, des insignes du pouvoir.