Sans les meubles rajoutés, sans les tableaux d'histoire grandiloquents ni les bibelots refroidis dont on les pare en surnombre, les châteaux inhabités et devenus inutiles ne seraient traversés que par des courants d'air et des visiteurs souvent effarés et idiots, errant sans âme comme des fantômes en quête d'un signe latent et toujours indéfini. On tombe aisément dans le piège de ces ornements factices au point de trouver à ces vestiges arrangés une sorte de chaleur, la continuation d'une vitalité supposée d'autrefois, l'imagerie qu'on y fabrique et insère pour se trouver un but à marcher dans ces couloirs et ces salles ; or, ces murs sont éteints comme cendres, bien éteints, ce n'est qu'un tour, un subterfuge, de prétendre en ranimer le feu quand il n'en reste nulle braise, rien de pittoresque, rien de vital, que tout l'émoi se situe en l'imagerie du spectateur parce qu'on lui a appris à juger à la décoration, comme tant d'autres choses. Cela lui semble vrai et vivant : c'est factice et c'est défunt, cela n'exhale, ainsi que toute l'histoire, cette fantasmagorie pour demoiselles pâmées et pour prudhommes engoncés, que la poussière qu'on soulève en y apposant et époussetant des tentures anachroniques, rien ne transpire ni ne murmure que les songes et les clichés qu'on suscite et qu'on éveille chez un Contemporain très bienveillant en divertissements anodins. Habillage, camouflage, trucage, dont les procédés serviraient aussi bien pour donner de la « chaleur » et de la « truculence » à une maison riche d'aujourd'hui s'il fallait la « préparer » pour un voyageur du futur pas plus sagace : on embrigade et l'on trompe, tous ces aplats donnent à la superficialité même une allure de théâtre qu'on confond bienheureusement avec la réalité, tout ce qu'on ne fait que voir en passant devient « essentiel » sous l'effet d'une certaine loupe dirigeant nos regards, on multiplie les insignes symboliques pour qu'en peu de temps le touriste négligent soit contenté d'une certaine impression évoquant la grandeur et le profond. Mais on n'a pas produit la preuve d'une essence telle, on a juste exposé des atours avec plus ou moins de typicité pour correspondre à des attentes et pour satisfaire à des imbéciles, on a produit des rêveries amusantes qui sont des illusions conformes, des paraître d'histoire, on est demeuré dans le mirage et la virtualité de formes plaisantes faites pour pousser à la surestime. Ce château, là, n'est de fait qu'un ensemble gris de salles glaciales où d'anciens crétins fortunés ont transité ; il ne s'y est non plus rien dit d'important ou de supérieur malgré ce qu'on mythologise et qu'on exhausse ; ces mêmes imbéciles peut-être ont traversé des vestibules comme vous en se pâmant d'artifice face à telle sculpture grecque ou byzantine placée devant eux tout exprès, surexposée, redécorée et repeinte ; ils ont aussi aspiré en leur temps à se réjouir, on leur en a donné matière, ils s'en sont sentis édifiés comme vous : ce furent leurs vacances, il faut de ces émois patriotiques et romanesques pour toutes les époques d'imagination et de morale. Ils n'ont pas voulu voir en ce miroir le cadre doré que constitue la limite de leur désir de percevoir, n'ont souhaité comme vous que l'enthousiasme mondain, ont pesé aussi de leurs sens sur des motifs destinés à réactions, et, sans doute, suivant leur humeur et ce qu'ils ont visité auparavant, pareils à la plupart des jurés qui évaluent notablement selon la succession des candidats, auraient-ils pu prévoir, ainsi que le Contemporain, la conclusion plus ou moins émotionnée qu'ils en allaient tirer, parce qu'à tel moment du départ, ils se sentaient un peu las, mentalement indisposés, et savaient alors qu'ils n'en voulaient rien absorber, que « l'édification » serait médiocre ou un échec. Ils n'estiment en tout que la qualité de la couverture qu'on leur présente : le rideau rouge est joliment orné, ergo la pièce est bonne – et puis surtout ils ont payé. Ils ont commandé une sensation de prestige, ont déjà estimé que la dépense en valait le coût, et leur seul déplacement, rare, une sorte de privilège, un dépaysement sur commande hors de leur monotonie quotidienne, supposait la satisfaction et la reconnaissance : c'est toujours plus agréable de se prétendre content, de ne pas rentrer chez soi avec la sensation d'avoir perdu son argent et son temps, d'avoir été floué, de s'être fait avoir – on a rarement rencontré qu'une visite fût dépréciée, et dépréciée notamment à cause de son objet (mais la météo, la foule, l'attente...) C'est ainsi presque toujours d'emblée un succès : il n'était pas même beaucoup besoin, à vrai dire, de procéder à la visite : la visite n'était qu'un prétexte à justifier le contentement, il suffisait de se mettre d'avance dans l'état d'esprit de celui qui est sorti.