S'il existe en l'homme comme je le pense une sensation intime de ses vérités essentielles et qui, naissant à leur abord, les reconnaît presque d'emblée, et si la normalité sociale annihile ces sensations en une sorte d'indifférence « équilibrée » et froide, alors il est nécessaire – au sens d'étroitement logique et obligé – que l'expression de ces vérités, même dans une situation de convenance, induise un vertige qui consiste par contraste en un recentrage du superficiel vers l'intrinsèque, du factice vers le réel, de l'extra vers l'infra. Le trouble de la suggestion sexuelle, la sensation de confusion agréable où l'échelle des désirs semble se rééquilibrer sur l'écoute de ce qu'on est, la focalisation sur l'importance des volontés premières qu'on avait reléguées, naît toujours de l'opposition entre l'insignifiant que la société impose en faisant adopter des rôles éloignés de nous, de nos envies et comme de nos organes, et l'offre soudaine, rappelée, ravivée, d'une réalité intérieure que le corps authentifie immédiatement et dont il « sursaute ». Ainsi l'homme bouleversant induit-il des subversions d'une voix très calme et distinguée, et la femme renversante propose-telle des transgressions avec un naturel qui semble émané de la vie sociale même : une conjonction impossible se réalise en la symbiose de posture et d'intériorité, on ne croirait pas qu'une spontanéité aussi affolante puisse venir des « lois » de poses lointaines et de fonctions désincarnées, et ce décalage est d'autant sensible qu'il réduit la transition progressive habituelle où l'on passe d'une dépossession publique à l'écoute de ses propres profondeurs ; c'est comme l'induction sans préliminaire d'une sexualité ardente où d'un seul coup le fantasme est accessible, comme le rappel subliminal, en couleur instantanée et envahissante, du Besoin que l'intellect conditionné avait méthodiquement oublié, dont il s'était frustré par inconvenance de la tentation même, ou, pour le faire plus nettement sentir, comme lorsque inopinément, par exemple au milieu d'un film intéressant, une personne désirable susurre à votre oreille qu'elle aimerait que vous la baisiez. Alors, l'impréparation de la pensée vraie, de la pensée juste, de la pensée infra, de la pensée-vous, chavire par le retour introspectif, d'une brutalité jouissive, dont on est saisi ; or, l'émoi sexuel procède largement de la subite considération de ce que l'existence sociale oblitère : on s'était interdit de s'écouter, de se comprendre, de se rappeler nous, et voici que vient, disparate, intempestive, sans décision lentement convoquée, une apparition, le fauve pittoresque de ses chairs tues et censurées, mises à nu, débondées. C'est alors l'envahissement, la bouffée, la remontée, le réinvestissement de soi-même, irrésistible comme le plaisir, légitime comme la stimulation, consubstantiel, une déparalysie et une reconquête, le commutateur d'un mode bienséant et figé de l'être vers celui de la volonté et des passions, en enfin délicieuses et complices retrouvailles. C'est ce rappel-à-soi, mais bien exacerbé, qu'on sent régulièrement au terme d'une réunion en s'apercevant qu'on a très faim ou besoin d'uriner : on perçoit alors que les deux domaines – le travail d'une présentation orale et les sensations de sa physiologie – sont incompatibles, au point qu'il a fallu s'aliéner le sens incontestablement réel pour des relations d'une consistance douteuse et superflue : on s'est comprimé le vivant dans l'intérêt de ce qu'on doit vivre, on s'est contraint l'être à l'avantage du paraître, jusqu'à presque cesser d'exister et disparaître. Or, c'est tout juste ce qui m'intéresse, le mécanisme dont la tradition peut anéantir le fondement, tout en procédant de ce fondement, quoique supprimant le lien explicite qu'elle remplace par des symboles, ou en le remoulant, ou le niant – et plus vraisemblablement les trois ensemble. Qu'on examine en mon exemple si les modalités rituelles d'une réunion, par exemple les circonstances du discours qu'on a rendu ou le fait de devoir être assis pour l'entendre, ne furent pas établies, quoique invisiblement, la généalogie étant lointaine et indiscernable, sur la réalité du corps et les pulsions : par exemple, chacun admet qu'une longue conférence doit se présenter sans demeurer debout, et sa durée même dépend des contraintes physiologiques des assistants ; oui, mais l'intitulé de ce séminaire ne le reconnaît pas ; et c'est même bien davantage dans le contenu de la réunion qu'en ses formalités que je veux induire l'analogie : par exemple, la voix du conférencier emprunte, détourne ou contredit celle de la jouissance, le sujet même qu'il développe est, au fond et sans qu'il s'agisse d'interprétation délirante, la réinterprétation, la sublimation ou l'évitement des envies et des plaisirs corporels humains, et ainsi, en discernant objectivement ce qui se rapporte à ce noyau ardent de volontés personnelles, on finirait pas entendre à quoi a véritablement servi l'assemblée et la démonstration. Ainsi, je veux montrer combien le conditionnement que font subir les normes sociales sont elles-mêmes dérivées, mais travesties, de sensations beaucoup plus pures qu'il s'est agi d'accompagner ou d'aliéner, surtout d'atténuer dans l'oubli de leur authenticité et de leur spontanéité, comme pour contrecarrer leur puissance instinctive et les transposer à l'intellect disciplinable et contrôlable : pour simplifier, quand on annonce la pause d'une réunion, jamais l'organisateur ne dit : « Vous pouvez soulager vos entrailles », mais : « Prenez quelques minutes pour vous dégourdir », et il transpose ainsi des nécessités fondamentales vers des désirs plus secondaires, comme les dissimulant, au point qu'on ne serait pas étonné qu'au lieu d'en référer à la « vulgaire » envie de pisser, il convoque absurdement l'idée éthérée d'une recharge de faculté spirituelle, d'une étape de récupération mentale, d'une pause d'assimilation méditative, ce qui pourrait se traduire, sans que cela étonne, par : « Profitez d'un moment pour reprendre vos esprits » !