L'activité est le remède à toute langueur, à tout affadissement du désir, à toute maladie de la volonté. Ne rien faire, c'est ne pas se mesurer, c'est renoncer à se mettre à l'épreuve, c'est perdre la notion de performance, et échouer à se donner la potentielle puissance d'une victoire. Qui prend l'habitude de ne pas agir tombe inévitablement dans une indolence où, comme pour l'adolescent inactif et perclus d'images, la perspective du mouvement devient fatigante, inutile et dérisoire – on égare alors facilement jusqu'au souhait de nommer les choses, qui est encore une forme de précision, d'objectif, de discipline. Tout est préjudice en l'état d'évanescence sans détermination ni but où l'on croit se contenter à chercher l'inspiration ou la créativité dans des hasards et des humeurs : une pesanteur s'empare des facultés, une inertie instaure l'immense à-quoi-bon d'une tentative, une procrastination ennuyée occupe la pensée et impose sa paralysie, son néant. C'est la sensation qu'on tire d'une manipulation de soi lorsque le temps est confisqué à l'avantage d'autrui sans possibilité de s'extraire de la sujétion et du gâchis : impression d'une fatale dépossession de ses ressources ainsi que d'une nécessaire attente de son pouvoir avant de recouvrer sa liberté – vous êtes « en location », quelqu'un dispose de vous contre votre gré, vous vous savez cantonné au service d'une tyrannie sans intention de la favoriser. La latence d'un affranchissement, censé advenir au-delà d'un certain provisoire, établit pour l'heure une indétermination où règne le sentiment d'importunité et d'emprisonnement : la résistance lourde imprègne chacun de vos gestes parce qu'on les extorque, et l'existence devient une espérance et une remise au lieu d'une réalisation. Un râle lassé occupe vos dispositions : tout désir au sein de cette captivité vous semble aussitôt une trahison de vous-même, presque une collaboration, et c'est pourquoi vous réfutez par principe toute stimulation et manifestez ostensiblement votre ennui – vous persistez à stagner, c'est votre rébellion.
Rien de plus centripète alors que de se réconcilier avec l'efficacité. Les actions les plus absurdes revêtent une galvanisante vertu quand elles sont exercées avec une contention qui n'est imputable qu'à soi ; on peut même brusquer son despote par la vitalité dont on déborde pour accomplir plus fort, plus vite ou plus loin, les ordres dont on n'accepte plus la basse contrainte mais qu'on outrepasse en se les imposant d'une vigueur pleine d'initiative, d'insolence et de résolution – c'est sans méchanceté, quoique peut-être avec ruse, qu'ainsi on épuise son maître, façon de devenir le maître de son maître, de le supplanter. Par cette sorte de violence implicite qu'on fait contre la passivité et l'inéluctable, on déploie son astuce, on pousse sa compétence, on prévient des désirs en s'en instruisant à soi-même, on dispose de sa marge de liberté presque facétieusement pour prouver la persistance de son identité, et l'on s'aménage un espace intérieur de consistance dont on jubile de ce que la coercition n'attente pas au sentiment de sa supériorité. C'est plus qu'une désobéissance, qu'une moquerie ou qu'un dédain, c'est une façon de montrer un expédient de puissance jusque dans la contrainte où l'on vous place et réduit : tout à coup, le maître est moins disposé à commander, parce qu'il reçoit de ses injonctions l'impression d'un zèle qui lui impose de consécutives obligations, imprévisibles, épuisantes, humiliantes ; il reçoit ainsi la contrainte de ses contraintes. Le serviteur fait mieux que lui, propose, anticipe et exécute des avances : voici ce qui répugne à la morale du patron habitué à ne pas prévoir au-delà de l'exécution modique d'autrui, accoutumé au repose après le commandement, que son serviteur trop habile et conséquent brusque, bouscule et agite contre sa banale paresse de décideur stylé – l'exécutant lui réclame des choix extraordinaires et l'oblige à l'admiration de sa force jusque dans le domaine des décisions relevant des prérogatives du maître : quel écrasement et quelle honte ! Au surplus, le serviteur inlassable, accablé par rien et d'une détermination sans faille, exerce son esprit et sa force, il ne cesse pas – et il le sait – de se porter au-delà de ce qu'on lui impose, de la nécessité et du carcan, et son entraînement acquis de ne pas seulement se résigner à sa condition l'élève au-dessus de cette condition ; il est libre de toujours faire plus, son pouvoir s'augmente de ses désirs accomplis de faire mieux, de sorte qu'en lui la fenêtre des réalisations est toujours plus vaste et claire : sa confiance croît au lieu que la dépression le mine et le réduise.
On répond toujours congrûment à une contrainte implacable par la vitalité d'un effort qui dépasse la volonté de qui ordonne : on indique à la fois la facilité et la bêtise de la demande, et l'on signale sa légitimité à en proposer une contestation puisqu'on ne rechigne pas à réaliser mieux, même au contraire puisqu'on en devance et active les effets. C'est la vertu supérieure de l'initiative sur le renoncement : on continue de croître en mérite au lieu de s'immobiliser – une banale grève du travail n'apporte jamais tant de respectabilité, selon moi, qu'une véritable action de nuisance (d'ailleurs, la moindre réquisition suffit à réduire le râleur à un essoufflement et une dépression contrite). On dépérit quand on annule ses facultés inhérentes, notamment la saine volonté de décider dans la contrainte : par attrition on se prive de l'énergie qui constitue un pouvoir essentiel de l'homme ; on s'habitue alors à ne rien vouloir, on atrophie le « volume » de sa personne, on rend ses désirs petits par crainte de ne pas atteindre au moindre d'entre eux. L'esprit se recroqueville, l'effort se rétracte, c'est l'homme qui régresse en soi car il ne s'agit plus que de conserver en s'y agrippant le maigre espace de paresse libre, d'indolence végétative, d'inutilité contente, auquel on a droit et qu'on ferait beaucoup mieux de ne pas réclamer ; toute l'existence ne consiste plus qu'à chercher les bienfaits de la paralysie béate que symbolise le week-end et les sempiternelles vacances du corps et de l'esprit : le mouvement réel avec l'effet en viennent à faire peur, on s'en méfie pour ce qu'ils pourraient conséquemment exiger de nous, chaque souhait n'est désormais qu'une variation d'abandon à l'inaction bienheureuse et sécure. C'est le syndrome fondamental de cette nouvelle génération virtuelle et névrosée, inhumaine, qui se complaît à téléagir : ne rien vouloir faire, ne rien vouloir être, ne rien vouloir devenir. Se contenter de plaisirs modestes et égoïstes mais qui « ne nuisent à personne » – mais tout ce qui est et occupe une place dans la réalité nuit en quelque chose. Ne pas participer d'un supplément facultatif à un ordre explicite ou tacite. Rester dans son coin, demeurer en confort, et croupir à l'abri. Un tel renoncement entretient et augmente l'impression de risque et de péril : à perdre l'audace, on croit tout dangereux, la plus petite action devient une exigence démesurée et une aventure – on n'ira plus à l'école sans en sentir une « phobie ». Se réserver, physiquement et mentalement, pour se préserver...
Voici venir un siècle de la retenue et de la perpétuelle déprime, et qui, assurément, pour justifier sa pathologique faiblesse, finira par faire de l'agir une agression et une prohibition : il ne cessera pas ainsi de se sentir bon et tranquille, rassuré parce qu'inoffensif. « Soyez heureux, prononce-t-il déjà en relative sourdine, car vous êtes encore autorisé, pour la Sécurité édénique, à ne faire et à n'être rien ! »