Tout ce qui peut frustrer temporairement de la possession sexuelle d'une personne qu'on considère acquise constitue un puissant ferment du désir : en différant l'envie et la réalisation sûre, on fabrique une montée sensuelle dont le plaisir est contenu en la promesse de l'avenir, ce qui exacerbe l'attente et l'imagination. En particulier, les circonstances sociales, mondaines, où l'objet vers qui se tourne la pulsion est assigné à une « tenue » toute opposée aux situations libidineuses, contribuent à un atermoiement enfiévrant, car le décalage entre la convention des poses élégantes et les représentations de plus en plus ardentes de l'observateur avide, excite les extrapolations, accroît la volonté d'enfreinte, et stimule les visions subversives. Ce qu'on ne peut assouvir d'animal, la présence civilisée en accroît l'énervement tout le temps qu'on prépare sa vengeance, et c'est probablement ce qui rend parures et distinctions, adaptées aux contextes collectifs, si évocatrices : on aime peut-être les bas de femmes et les costumes d'hommes parce que ce sont des vêtements qui ne s'accordent pas avec l'intimité et qui, retardant la possibilité du rut, en facilitent paradoxalement la vision – c'est entendre pourquoi le dessin des jarretelles importe tant : voilà ce qui est décoratif, élaboré et qui ne s'assimile justement pas à la violence sexuelle, voilà ce qui ne s'accorde pas avec la brutalité et l'épanchement fauve. Au même titre, l'intonation maîtrisée d'une hôtesse d'accueil ou l'autorité solennelle d'un cadre d'entreprise induit la contention et la prestation publiques, et, parce qu'ils excluent la sexualité immédiate, suggèrent et attisent justement la sexualité postérieure. Ainsi ce qui est supérieurement puritain comporte-t-il intrinsèquement la transgression frustre : c'est en quoi les mœurs américaines ou musulmanes ne sont pas si paradoxales qu'on pense, car là-bas, ce qui est distingué et associé au moral simultanément suggère l'absence de distance et renvoie immédiatement à la vision de l'interdit. Aussi bien un pasteur en prêche ou une femme voilée induisent-ils aussitôt la pensée de ce qu'on n'a pas le droit ou l'occasion de faire avec eux : c'est bien où fuir le péché revient inévitablement à y regarder ne serait-ce que pour mesurer son écart.
Il est aisé sans doute de produire sur un observateur, au cœur d'une cérémonie guindée, des gestes affolants, où le maintien hautain et serré est contredit par des signes d'ouverture, un regard de salope sous le verre de champagne ou l'empreinte d'un phallus sur un pantalon de tailleur. Ceci est accentué par les affectations d'aisance dont on empreint l'étiquette compliquée pour donner l'impression d'une facilité aristocratique, sorte de nonchalance où l'on se regarde agir faux c'est-à-dire où l'on se sait en pleine capacité de recouvrer sa spontanéité authentique, où la puissance sait se contenir, signe justement de puissance : ces cérémonials se solderaient bien par une baise ardente dans les toilettes en habits proches d'être déchirés, après affèteries qui sont autant de contrôles lascifs que de pulsions maîtrisées. Vraiment, un être supérieur qui, autonome, ne craindrait pas les restrictions de la morale, se jouerait de ces contrastes, en userait pour plaire et serait un parangon de sensualité, qui plus est presque avec négligence, parce que ce lui serait près d'une seconde nature, ou plutôt parce que sa nature ne serait jamais éloignée de sa contenance sociale, tandis que chez nous, c'est presque uniquement le faux qui est passé en habitudes. Qu'on mesure déjà la légère différence d'excitation qu'un homme trouve à baiser une femme portant des bijoux de prix, ou celle qu'une femme rencontrant à baiser un homme ne retirant pas sa chemise : on devinera aisément ce qu'une posture bien sue peut accomplir de fièvres chez un autre humain. Et je crois que les possibilités sont presque illimitées, comme dire certains mots distingués tandis qu'on « viole », ou cambrer son cul selon un angle élégant tandis qu'on alterne. L'emmêlement pourtant pas si savant des règles sociales et des lubricités est un motif insuffisamment explicité ni déployé dans les arts comme dans la réalité, au point que cet oubli est une perte inappréciable pour le Contemporain qui s'en tient pour tous témoignages à un petit nombre de connaissances et de politesses. On ignore encore et peut-être plus que jamais, après des siècles de choses « fines », la méthode instinctive par laquelle on appelle des plaisirs : on préfère se servir d'un portable et dire des banalités. L'homme d'aujourd'hui est un être d'une étonnante primitivité, et il reste primitif y compris à cause de l'ignorance même des lois de sa primalité. C'est ce qui le rend pour moi si peu appétissant : il a oublié et perdu l'ampleur même de ses appétits.