68.Emma

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Il avait fini par arriver, ce jour que je détestais tant, nous étions le 1er janvier, enfin presque. Encore une année à supporter.

La maison était plongée dans le noir, mon géniteur ronflait sur le canapé et je l'entendais de ma chambre comme la respiration d'un dragon endormi, ma mère travaillait à l'hôpital, et moi j'étais assise sur ma fenêtre, les yeux perdus dans l'immensité du ciel d'hiver.

Cette journée avait pourtant été belle. J'aimais beaucoup la compagnie de Sam, ou disons plutôt que j'avais appris à l'aimer. Quand j'étais avec lui plus rien ne pouvait altérer le sentiment de liberté et de bien-être qui m'envahissait, pas même la pluie.

Alors oui, cette journée avait été belle, mais on était le trente-et-un, et dans trois minutes les cloches de l'église sonneraient minuit. Dans trois minutes une nouvelle année débuterait, et avec elle, la continuité de mon supplice.

Je ne me plaignais pas. Ces temps-ci ma vie était devenue presque agréable. Pourtant je ne pouvais pas réfréner cette mélancolie mêlée de tristesse et de regrets qui s'emparait de moi le soir de la Saint Sylvestre. Parce que mes problèmes continueraient, mais aussi et surtout, parce que ce sera une année de plus sans mon frère.

Ce serait une année de plus que Lucas aurait pu vivre si j'avais été moins égoïste. Il aurait eu vingt-trois ans et aurait débuté l'année de ses vingt-quatre ce soir. Seulement il avait seize ans le jour fatidique, et désormais il aurait toujours seize ans.

Je soupirai. Mon souffle se cristallisa dans l'air glacial de cette nuit d'hiver.

Mon téléphone vibra.

- Allô ?

- BONNE ANNÉE EMMA ! hurla ma meilleure amie dans le combiné tandis que les cloches de l'église résonnaient dans la nuit noire.

- Bonne année Thaïs, souris-je.

J'entendis une dispute par-dessus la musique et une voix plus grave remplaça celle de ma meilleure amie.

- Emma ? demanda la voix.

- Coucou Danette, répondis-je.

- Ne m'appelle pas comme ça, souffla la voix alcoolisée de Jordan.

- Pourquoi ? m'étonnai-je.

- Ça fait gamin. Est-ce que tu me vois vraiment comme un gamin ?

- Je...

- Non réponds pas, me coupa-t-il. J'ai peur de ta réponse. Parce qu'un gamin a pas le droit d'aimer une femme. Et si tu me considère comme un gamin, ça voudra dire que tu ne m'aimeras jamais comme moi je t'aime.

- Jordan ? Tu vas bien ? demandai-je.

J'avais l'habitude de ses déclarations d'amour. Il m'en faisait une à chaque nouvelle année, mais aujourd'hui, elle m'avait l'air différente. Elle m'avait l'air...vraiment sincère.

- Je vais pas bien Ma Reine, souffla-t-il. Je vais pas bien parce que t'es pas à moi. Et moi, je te veux juste pour moi.

- Jordi je crois que t'as encore plus bu que les autres fois, tu ferais mieux de...

- Ah non ! s'exclama-t-il. Laisse-moi te dire que je t'aime Emma ! C'est déjà assez dur comme ça, continua-t-il en baissant la voix.

- Pourquoi c'est dur ? demandai-je en retenant mon souffle.

- Parce que ça fait looooooongtemps que je veux te le dire.

- Mais Jordi tu me le dis à chaque premier janvier, souris-je.

- Sauf que tu comprends jamais, se lamenta-t-il. Tu comprends pas parce que tu crois que je suis qu'un gosse. C'est comme si un enfant déclarait sa flamme à sa prof. Tu me prends pas au sérieux. Sauf que je suis plus un enfant Ma Reine. Quand je te dis que je t'aime, ça veut dire que je suis amoureux de toi.

- Pour de vrai ? soufflai-je.

- Pourquoi je te mentirais hein ? On ment pas aux gens qu'on aime. Et toi je t'aime graaaaaaaaand cooooooooomme çaaaaaaaaaaa, cria-t-il dans le téléphone.

Je ne répondis rien. Devais-je mettre ses paroles sur le compte de l'alcool ? Après tout, il faisait ça chaque année.

- T'es toujours là Ma Reine ?

- Je suis là.

- Qu'est-ce qu'il t'arrive ? s'inquiéta Jordan.

- Même bourré tu t'inquiètes ? rigolai-je.

- C'est mon job de m'inquiéter pour toi Ma Reine.

- Merci. Je suis un peu fatiguée c'est tout.

La musique baissa en fond et j'entendis la voix de Thaïs s'adresser à son jumeau.

- Jordi laisse-la tranquille, je crois qu'elle a compris que tu l'aimais, dit-elle en riant.

- Bonne nuit Ma Reine, souffla le brun dans le téléphone.

Le cellulaire changea de mains et ma meilleure amie remplaça son frère.

- Re. Il ne t'a pas trop embêté ?

- Il était sérieux ou bien c'était l'alcool qui parlait ? demandai-je sans préambule.

- Je n'en sais rien, j'aurais tendance à te dire que l'alcool fait ressortir la vérité, mais je ne sais pas si c'est vraiment ce que tu as envie d'entendre.

- Je n'en sais rien.

- Ne te prends pas trop la tête Emma, sourit Thaïs à travers le téléphone.

- Oui. T'as raison.

- Je te rappelle demain d'accord ?

- Oui. Profite bien, dis-je.

Ma meilleure amie m'embrassa et le silence revint dans ma chambre. J'éteignis mon téléphone et descendis de ma fenêtre. Je m'apprêtai à m'affaler sur mon lit quand un dessin parmi tant d'autre, échoués sur mon bureau attira mon regard. Un dessin en noir et blanc, un portrait.

J'attrapai la feuille et m'allongeai sur mon lit.

Sam... Ce mec était incroyable. Il avait réussi à faire tomber toutes mes barrières aussi facilement qu'un château de cartes. Il était si déroutant.

Mes yeux parcoururent son visage de papier. Il était si beau.

Danette aussi était beau.

J'avais déjà ressenti ça, mais la dernière fois, c'était différent. La fascination était la même, mais quelque chose changeait. Sam faisait naitre en moi un sentiment de bien-être que je n'avais ressenti avec personne d'autre auparavant. Mais je n'arrivais pas à comprendre la nature de ces sentiments qui prenaient leur source dans mon ventre et s'étendaient dans tout mon corps comme les racines d'un arbre centenaire.

Je détournai les yeux vers mon plafond, posant le dessin sur mon ventre.

La déclaration étrange de Jordan n'arrangeait rien. J'étais envahie d'un entrelacs de sentiments et d'impressions qui m'embrouillait le cerveau. Je ne pouvais pas me voiler la face indéfiniment, Thaïs avait raison, l'alcool faisait ressortir la vérité, sans compter que cela faisait maintenant plusieurs années que Jordan me déclarait sa flamme au nouvel an.

Jusqu'ici j'avais tout mis sur le fait qu'il était bourré, j'avais fermé les yeux parce que je ne voulais pas croire à cette possibilité. Mais c'était bel et bien vrai. Le garçon que j'avais aimé pendant deux ans et dont j'avais fait mon meilleur ami était amoureux de moi. Et je n'avais plus de sentiments pour lui. N'est-ce pas ?

Je poussai un long soupire et me retournai sur le côté, les yeux de nouveau rivés sur le portrait. Doucement, mes pensées se troublèrent du lourd brouillard du sommeil et je finis par m'endormir, le poing serré autour de ma rose en or. 

Les Fantômes de Nos PassésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant