77.Thaïs

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Jordan s'était précipité sur l'ordinateur et j'avais remercié Noah avant de courir faire nos affaires. J'avais attrapé deux sacs à dos que j'avais remplis de la même façon pour mon frère et pour moi : j'y avais fourré plusieurs sous-vêtements, deux tee-shirts et un pantalon. J'avais aussi embarqué nos chargeurs de téléphones et nos écouteurs. Ensuite j'étais redescendu, j'avais ajouté deux bouteilles d'eau, des paquets de gâteaux, et des barres de céréales à nos sacs de voyages. Puis j'avais laissé un mot à nos parents sur la table de la cuisine, j'avais enfilé mes chaussures et j'avais rejoint Jordi devant l'ordinateur. Tout ça en essayant de faire le moins de bruit possible.

On avait pris deux billets pour Chattam dans dix minutes, il était parti en trombe mettre ses chaussures, j'avais glissé mon ordinateur dans mon sac, lui avais tendu le sien, avait enfilé mon manteau et on était sortis en refermant la porte à clé.

On avait couru comme des fous jusqu'à la gare de l'autre côté de Mittles et on était arrivé juste à temps. On avait sauté dans le train et enfin, on avait pu souffler.

Il y avait une heure de trajet pour rallier Chattam en train, mais s'il y avait un quelconque souci sur les rails, on était facilement partis pour deux heures.

J'envoyais un message à Noah et éteignis mon portable. A côté de moi mon frère se rongeait les ongles en faisant tressauter sa jambe. Je posai une main sur son genou. Il planta ses yeux dans les miens.

Jordan transpirait l'angoisse. Il était encore plus terrifié que la fois où on avait sauté en parachute.

- Ça va aller Jordi, je ne sais pas ce qu'il se passe mais si Emma est à l'hôpital c'est qu'elle est en train de se faire soigner. Les médecins prennent soin d'elle, tentais-je pour le rassurer.

Je savais que mes paroles étaient vraies, pourtant je ne pouvais m'empêcher d'avoir peur moi aussi. Ma meilleure amie était à l'hôpital. Ma meilleure amie qui avait un père violent et alcoolique était à l'hôpital.

- Et si c'était son père qui l'avait frappée jusqu'à la mettre en pièce ? demanda Jordi la voix tremblante et les mâchoires serrées.

- Avec des « si » on peut imaginer le pire. Arrête d'imaginer Jo' on ne peut pas savoir. On ne saura que quand Noah nous expliquera.

- C'est qui Noah en fait ? demanda-t-il.

- Un ami d'Emma.

- Comment ça se fait qu'il a ton numéro lui ? s'étonna mon frère.

- Ben, Emma a dû lui donner je suppose.

- C'est bizarre.

- Oui. Mais j'y peux rien.

Le trajet ne dura que l'heure annoncée par le site. Pourtant il nous parut cent fois plus long. Le genou de mon frère avait tressauté pendant toute l'heure, égrenant les secondes jusqu'à notre arrivée à Chattam.

Le train s'était à peine arrêté que nous étions déjà debout près de la porte, attendant l'ouverture.

Lorsque les portes s'ouvrirent nous sautâmes sur le quai sans se soucier des regards étonnés des rares employés. Rien ne comptait plus qu'Emma à cet instant.

- C'est par où l'hôpital ? me cria mon frère en sortant de la toute petite gare.

- Gauche ! répondis-je.

Nous nous mîmes à courir. C'était comme si chaque seconde de plus qui passait nous écartait de notre meilleure amie. Jamais je n'avais couru aussi vite. Jamais je n'avais vu mon frère courir aussi vite.

Mon sac à dos sautant au rythme de mes foulées, je traversai la ville derrière mon frère, lui indiquant la voie en criant. Les rues étaient désertes et le silence oppressant.

- C'est par où là ? cria Jordan.

- Arrête-toi !

Mon frère obéit avec un grognement.

- Pourquoi on s'arrête ?

- Parce que je ne sais plus par où c'est, lâchai-je.

- Putain mais t'as habité ici ou pas !? s'énerva-t-il.

- Jordan calme toi, ordonnai-je plus durement que je ne l'aurais voulu. Je te rappelle que toi aussi t'as habité ici.

Je pris deux minutes pour réfléchir. Chattam était une petite ville, pourtant une fois à l'intérieur, c'était fou comme on avait l'impression qu'elle était immense.

- Par-là ! décidai-je en reprenant ma course vers la droite.

Trois minutes plus tard l'immense bâtiment blanc se dévoilait sous nos yeux. J'accélérai.

Je traversai la route au pas de course, Jordan collé à mes basques et m'arrêtai devant les portes automatiques de l'entrée.

- Tu...

Mon frère ne me laissa pas finir ma phrase et entra d'un pas décidé.

Je l'arrêtai en le retenant par le bras lorsqu'il s'apprêtait à dépasser la salle d'attente.

- Salut, souffla une voix fatiguée.

J'avais mis longtemps à le reconnaitre. La seule fois où je l'avais vu, c'était à travers l'écran du téléphone d'Emma le jour où elle m'avait appelée alors qu'elle était en pleine crise de panique.

- Noah ?

- Salut, répéta-t-il.

Assis dans un fauteuil roulant, un bandage autour de la tête, une couverture sur les genoux, le garçon me regardait en souriant tristement.

- J'aurais aimé qu'on se rencontre dans d'autres circonstances, chuchota-t-il.

Son regard se décrocha de mon visage pour se poser derrière moi, sur celui de mon frère.

Aucun des deux ne parla. Noah dû lire dans les yeux de Jordan, car, après s'être fixés un instant, les deux garçons se mirent en mouvement en même temps.

Noah referma son livre et débloqua les freins de son fauteuil. Jordan passa devant moi et appela l'ascenseur.

J'attrapai les poignées du fauteuil et poussai Noah à l'intérieur.

- Où ? souffla la voix rauque de mon frère.

- Deuxième étage, chambre quatre.

Un silence de mort régnait dans la petite cabine. Un silence de peur, d'angoisse.

Quatre secondes de plus.

Nous sortîmes de l'ascenseur et j'engageai le fauteuil dans le couloir. Jordan marchait en tête, scrutant chaque porte pour trouver la bonne.

Trente secondes de plus.

Mon frère toqua tout doucement, ouvrit la porte avec encore plus de lenteur, il entra.

Je le suivis, le cœur plein d'appréhension. Je lâchai le fauteuil qui roula jusqu'à un coin de la chambre.

Jordan était figé au pied du lit, le visage ravagé de larmes silencieuses.

Emma était là, adossée à son oreiller, elle nous fixait, un grand point d'interrogation au fond des yeux. Son visage était couvert de bleus, elle avait encore du sang séché dans les cheveux. Et à sa droite, un garçon dormait, serrant sa main comme un trésor, la tête posée sur le lit, plié dans une position inconfortable.

Je sentis mon frère se déplacer. J'étais incapable de bouger, incapable même, d'esquisser le moindre sourire, le moindre geste. Au lieu de cela, je me laissai tomber au sol.

Emma était vivante. Emma était vivante. Emma était vivante.

Et d'un coup c'était comme si un barrage avait cédé. Je m'effondrai en larme. La Thaïs forte avait disparue, celle qui cachait si bien ses émotions, celle qui ne perdait jamais son sang-froid, cette Thaïs-là, s'était évaporée.

Emma était vivante. 

Les Fantômes de Nos PassésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant