42.Isaac

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- T'as intérêt à me changer cette musique nulle si tu ne veux pas que je t'arrache les yeux.

Samy gloussa, tourna le bouton du son, se mit à chanter – ou plutôt à brailler – par-dessus la musique.

- Sam je te jure que je vais t'arracher les yeux ! hurlais-je.

- Je ne t'entends pas ! me répondit-il en brayant.

Je contournai la voiture et baissai le volume en rouspétant.

- T'as décidé de me briser les tympans ?

- Non, juste de te casser les...

- C'est bon ! C'est bon, j'ai compris.

- On va où aujourd'hui ?

- Nulle part.

- Ah bon ?

- Je te l'ai dit trente fois, on passe la fin de la semaine à la boulangerie.

- La fin de la semaine c'est aujourd'hui frérot. Je te rappelle qu'on est dimanche.

- La prochaine fois qu'on va quelque part c'est mardi. Ça te va ? soufflai-je légèrement excédé.

- Mais je croyais que tu m'emmenais quelque part moi !

- J'ai juste dit que je partais mettre de l'essence et tu t'es précipité dans la voiture. Ce n'est pas de ma faute si t'es incapable d'écouter quand je parle !

- Pff.

Je regardai mon frère se retourner sur son siège et remonter la musique en boudant. Quel enfant.

Je m'installai au volant et démarrai.

On était rentré plus tôt que prévu de la plage hier, chassés par la pluie. J'avais trouvé ça dommage jusqu'à ce que Samy décide de jouer aux cartes. Ensuite, j'avais tout simplement apprécié la simplicité de notre soirée.

J'étais habité d'une étrange sérénité depuis ce jour au parc d'attraction. Comme si j'avais tenu ma promesse jusqu'au bout et que je laissai les rênes du destin de mon frère entre les mains d'un dieu en lui disant de bien veiller à lui offrir une vie heureuse. Comme si j'avais réussi ma mission d'offrir une enfance digne de ce nom à mon frère. Une satisfaction immense et un bonheur d'une pureté à couper le souffle – sans mauvais jeu de mots – cependant, il y avait bien une chose qui obscurcissait cet horizon calme. Une tâche noire sur un mur de pierres blanches. Un cancer dans des poumons sains.

J'avais beau me sentir en harmonie avec la vie, le temps filait, et la maladie avançait. Les quintes de toux se faisaient plus nombreuses. La respiration plus difficile, aussi criante que si j'avais avalé un sifflet. Ma vue se troublait, mon poids descendait en flèche. Si je n'avais pas encore eu d'infections respiratoires, je ne m'y trompais pas, cela viendrait. La maladie progressait et mon corps faiblissait. J'avais peur de ne plus rester apte à me balader avec Samy très longtemps.

Et surtout, j'avais besoin de repos. Même le simple fait de mettre de l'essence dans ma voiture me vidait presque de toutes mes forces et me faisait souffler comme un bœuf. La fin était proche, j'en avais conscience. Pourtant, je m'acharnais à la repousser un peu plus chaque jour. J'avais encore des choses à montrer au petit Sam-Sam qui sommeillait dans le cœur du grand. Il était hors de question de mourir avant de les lui avoir fait découvrir.

C'était drôle comme la mort rapprochait. Il avait suffi d'un cancer des poumons en phase terminale pour que mon frère et moi devenions inséparables. La mort tissait des liens plus puissants que n'importe quelle épreuve de la vie. Triste, mais véridique.

Je garai la voiture sur le parking de la petite boulangerie de banlieue et coupai le contact. Je retins Samy qui s'apprêtait à sortir.

- Faut que je te parle petit frère.

Il tourna vers moi un regard anxieux et referma la portière.

- J'aime pas quand tu dis ça, souffla-t-il.

- Je sais.

Il ferma les yeux, les rouvris.

- Qu'est-ce que tu veux me dire ?

- Samy, tu ne peux pas continuer à ignorer ma maladie.

- Je ne l'ignore pas ! s'exclama-t-il.

- Si petit frère. Tu fais comme si je n'avais pas les poumons à moitiés morts.

- C'est faux...murmura-t-il.

Je soupirai. Pourquoi fallait-il toujours que je finisse par le blesser ?

- Ecoute Samy, ma maladie progresse. Je ne serais plus capable de t'emmener n'importe où. Je sens que...

- NON !

Perplexe, j'assistai au spectacle des larmes de mon jeune frère dévalant ses joues.

- Tu n'as pas le droit de dire que tu vas bientôt mourir. Tu n'as pas le droit tu m'entends !!

Son cri résonna dans la voiture comme un écho en pleine montagne.

- D'accord, d'accord. Je ne le dirais pas. Mais rien ne pourra l'empêcher Samy, repris-je d'une voix douce. Ma maladie est trop avancée pour que je puisse espérer guérir. Tu le sais.

- Mais c'est tellement plus simple de faire comme si tout allait bien, murmura-t-il.

- Je sais. Je ne t'en veux pas de te protéger en t'enfonçant dans le déni. Fais juste attention à ce qu'il ne te fasse pas plus de mal.

Samuel hocha la tête.

- Bon, Samy, il nous reste deux sorties.

- Seulement deux ?

- Oui. Je suis désolé, mais si rien que le fait de faire trois pas m'essouffle, tu comprends bien que vadrouiller à droite et à gauche pendant toutes les vacances me sera impossible. Alors deux sorties. C'est ce que j'ai décidé.

- D'accord.

Nouveau hochement de tête.

- Ça me va. Deux sorties. C'est peu, mais je comprends. Et puis, on restera ensemble toute la semaine non ?

- Oui, dis-je avec un sourire. Je ne te lâcherai pas d'une semelle promesse d'Isaac.

Mon frère essuya ses larmes et sortit de la voiture du même temps.

Une semaine. C'était quasiment tout ce qu'il me restait de temps à partager avec Samy avant que les cours ne reviennent gâcher notre quotidien partagé.

Sachant que j'évaluai mon temps de vie à environ trois mois, j'avais peu de temps. Je ne passerai pas le cap des vingt ans.

C'était avec un grand vide au creux de l'estomac que je sortis sous le ciel clair d'hiver. Si j'avais su ce qui m'attendait...

Enfin bon, on pouvait refaire le monde avec des « si ». Ma priorité - parce que désormais j'en avais une - c'était de tenir ma promesse.

Une promesse au goût âcre de la fin d'une vie et au parfum enivrant du commencement d'une autre.

Une promesse du nom de Samuel.

Les Fantômes de Nos PassésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant