10. Le bal (flashback 1/2)

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Je me rappelle de ce moment où j'avais découvert la vérité.

Jusqu'en fin de soirée, j'avais travaillé dans notre hôtel familial pour vérifier l'état des stocks, les dépenses en laverie, refaire la comptabilité. Depuis le décès de mon père, j'étais angoissée à l'idée que les travaux de rénovation n'engloutissent nos bénéfices. Maman et les jumelles étaient tristes, pourtant elles ne se plaignaient jamais. De mon côté, j'avais un peu délaissé la fac après les partiels de juin ; les vacances d'été correspondaient à la pleine saison.

Me plonger dans le travail me faisait oublier mon deuil. Ça marchait bien. Je n'avais pas pleuré depuis ce jour de mai où le cercueil de mon père avait été descendu en terre. Je n'avais pas pleuré non plus en recevant les condoléances des voisins et de la famille. Je veillais sur maman et les jumelles. C'était mon rôle de fille aînée, mon devoir de grande sœur.

Sophie m'appelait souvent pour savoir si je tenais le coup, mais j'avais du mal à m'exprimer. Je ne voulais pas parler d'ailleurs. Avec le recul, je pense que cette façade de femme forte faisait partie du déni. Un bon moyen de faire comme si : comme si j'allais bien, comme si tout était normal, comme si rien ne pouvait m'affecter.

Je m'étais éloignée de mes amis, je ne voulais voir personne, j'avais peur de craquer. J'étais sur la défensive. Je n'étais pas partie en vacances – comme d'habitude. Je ne prenais jamais de vacances l'été. Je travaillais toujours à l'auberge. C'était ainsi depuis des années. Sophie le savait, mais le plus difficile avait été de le faire comprendre à Sam.

Sam et moi étions ensemble depuis notre première année d'université. Nous nous étions rencontrés sur les bancs de l'amphi. Il était toujours le premier arrivé. Moi, toujours la dernière. Le matin, je devais déposer mes sœurs à l'école et j'étais donc régulièrement en retard. C'est Sam qui m'avait fait signe du fond de l'amphi, un jour où je ne trouvais pas de place. Il m'avait souri quand je m'étais installée près de lui. Un sourire magnifique.

— Je te garderai toujours une place à partir d'aujourd'hui ! m'avait-il promis.

J'avais trouvé son geste attentionné. Je croisais Sam dans presque toutes mes options, mais c'était la première fois que nous discutions.

Sophie avait poussé un petit cri au téléphone quand je lui avais parlé de ce garçon.

— Ma chérie, ce mec craque pour toi ! Vas -y fonce !

— Non, Sophie, il me garde ma place c'est tout.

Elle avait ri. J'avais détourné la conversation. Qui pouvait tomber amoureux de la fille toujours en retard ? Je ne me faisais pas d'illusions. Mon cœur avait déjà été brisé par un garçon deux ans auparavant.

Mais peut-être était-il temps de reconstruire ma vie amoureuse ?

Sam avait tenu sa promesse et nous étions toujours assis l'un à côté de l'autre. Je lui avais présenté Sophie. Elle l'avait adopté aussitôt et avait été ravie de nous voir sortir ensemble. Elle l'adorait ! Mon monde était idyllique. Mon premier chagrin d'amour semblait très lointain. Sam aimait chaque parcelle de mon corps, il me dévorait des yeux et de ses baisers. J'étais épanouie, je riais tout le temps.

Malheureusement, un matin de mai, tout a basculé. Mon père est décédé. C'était incompréhensible. Je venais de lui parler, comment pouvait-il avoir disparu quelques minutes plus tard ? C'est à cette période que les choses s'étaient compliquées.

J'avais continué à étudier ; j'avais fait comme si tout allait bien. Je souriais, mais faussement. Je voyais de moins en moins Sam. J'avais du mal à être avec lui. Je ne voulais plus qu'il me touche. J'avais peur d'exposer mon cœur, j'étais angoissée à l'idée de fondre en larmes et de ne plus pouvoir m'arrêter de pleurer.

Les grandes vacances étaient arrivées, je ne donnais plus de nouvelles, absorbée par le travail à l'hôtel. Sophie et Sam avaient fini par comprendre que j'avais besoin d'être seule. En octobre, j'avais raté la rentrée – des soucis avec la banque. Les travaux de réaménagement du spa de l'hôtel prenaient plus de temps que prévu, nous ne rentrions pas dans nos frais.

J'étais trop préoccupée pour aller à la fac. Sam et Sophie m'envoyaient les cours par mail ; je ne venais plus qu'en travaux dirigés parce que la présence y était obligatoire. Juste assez pour donner signe de vie aux copains, voir Sam et papoter quelques instants avec Sophie.

— Tu viendras à la fête d'Halloween ? Tu ne vas pas manquer ça, n'est-ce pas ?

Sophie insistait. La fac organisait cette fête chaque année. Le plus grand bal masqué de la région en dehors du carnaval ! Les étudiants des autres universités y venaient aussi. Les tickets se vendaient des semaines à l'avance et il fallait se battre pour obtenir une place. J'avais pris mon billet par habitude, sans trop y penser. Je n'avais pas vraiment le cœur à la fête. Oui peut-être. Je n'avais finalement rien promis.

Mais ce soir-là, je m'étais dit qu'il était temps de reprendre une vie sociale. J'allais aller à ce bal. J'allais retrouver Sophie et faire la surprise à Sam. Je voulais m'excuser de m'être montrée si distante. Ce 31 octobre, j'avais couru du parking jusque sous le chapiteau, dressé pour l'occasion au cœur du campus. La musique était forte, la fête battait son plein, l'open-bar était dévalisé, les étudiants riaient en se prenant en photos dans leurs déguisements au milieu des décors de citrouilles. Une belle ambiance. Du regard, je cherchais Sophie et Sam. Ils étaient près du bar avec d'autres amis. Quelle chance j'avais eu de les repérer si vite dans la foule ! Je m'étais avancée vers eux. Je voulais leur dire tant de choses, les remercier de m'avoir attendue tout ce temps, leur dire que j'allais mieux, que j'étais désolée de ne pas avoir été aussi joyeuse que d'habitude, je voulais...

Mais... soudain...

Sam avait attrapé Sophie par la taille et l'avait embrassée.

Midnight SongOù les histoires vivent. Découvrez maintenant