Ma marraine était en pleine discussion avec un homme que je ne connaissais pas. Le débat semblait très animé. Je descendis de mon vélo et m'installai légèrement en retrait pour ne pas intervenir dans cette dispute d'adultes.
L'homme indiquait du doigt les bacs à légumes en s'énervant :
— Vous avez l'obligation d'indiquer la provenance, le nom et le prix exact de vos produits sur vos pancartes. C'est la règle !
— Vous voulez m'apprendre mon métier ? rétorquait ma marraine.
Elle n'allait pas se laisser faire. Le type devait être nouveau, parce que s'attaquer à ma marraine, c'était du lourd... Ici, tout le monde le savait et ses manières fantasques faisaient plus sourire qu'autre chose.
— Madame, reprit l'homme en agitant les bras vers son stand, je trouve inadmissible que vous puissiez indiquer « Haricots magiques ; client : Jacques ; prix : une vache. » Et là, c'est encore pire ! La variété « pommes bien rouges » n'existe pas ! Quant à la mention farfelue « pour cliente brune aux lèvres couleur sang », n'en parlons pas. Personne n'a le droit de choisir ses clients !
— Tututututut ! fit-elle en secouant l'index devant son nez. Monsieur trouve à redire ? Sauf que vous n'êtes pas ma cible, comprenez-le bien. Je vends à qui je le souhaite et non à n'importe qui ! Mes produits sont haut de gamme et tout le monde n'est pas capable d'en saisir la perfection. Il faut parfois des jours entiers de travail pour obtenir le rouge parfait de ces pommes. En outre, je ne fais de concurrence à personne. Les autres maraîchers sont plus classiques et ont leur propre clientèle.
— Ce n'est pas la question, la règle c'est la règle ! Je suis inspecteur des marchés de la région et je dois donc signaler votre stand.
Le type sortit un carnet et nota l'emplacement de ma marraine. Celle-ci sauta par-dessus son étal, pour se planter à deux centimètres de l'homme qui la dévisageait sans savoir comment réagir. Ils n'allaient quand même pas en venir aux mains ? Ma marraine mesurait un petit mètre soixante et l'homme faisait bien deux têtes de plus. Je la vis poser sa main sur le torse du type, pencher sa tête sur le côté et pousser un petit soupir. Elle dénotait au milieu des marchands. Sa robe noire moulante, ses bracelets multicolores qui tintaient au moindre mouvement de ses bras fins, ses cheveux noirs remontés en chignon. Elle se mit à battre de ses longs cils et se colla à l'inspecteur.
— Oh, monsieur l'inspecteur. Nous avons démarré du mauvais pied. Reprenons notre discussion, je ferai tout ce qu'il faut pour vous... plaire.
Elle fit la moue :
— J'ai été mauvaise, j'ai enfreint les règles du marché. Pardonnez-moi. Ne me punissez pas ainsi, nous pouvons certainement nous arranger, non ?
Elle papillonnait du regard et l'homme avait les joues roses.
— Mais... madame... voyons... je...
— Mademoiselle ! le reprit-elle avec un clin d'œil. Je suis une pauvre marchande dans un monde si concurrentiel. C'est si difficile. (Elle sortit un mouchoir en hoquetant et se tapota les yeux.) Je ne vends que du rêve et de l'espoir, est-ce si mal ? Allez-vous me punir sévèrement ? Très... sévèrement ?
Elle se mit à pleurer, son châle noir tomba et dévoila ses épaules nues ainsi qu'un léger décolleté. L'homme ne sut plus quoi dire. Les autres marchands le fusillaient du regard ; certaines passantes riaient discrètement. Moi-même je ne savais que faire, jusqu'à ce que ma marraine m'aperçoive et me fasse un clin d'œil entre ses larmes de crocodile. Je venais de comprendre : elle jouait la comédie depuis le début. Elle était forte.
— C'est bon mademoiselle, je laisse passer pour cette fois, mais si je reviens et que vos pancartes sont identiques, je...
— Oh oui, dit-elle dans un murmure, c'est ça ! Revenez, je serais si heureuse de vous revoir. Et la prochaine fois, nous pourrions peut-être...
Je la vis lui susurrer quelque chose à l'oreille et il me sembla que l'inspecteur devint plus rouge que les pommes. Il tourna les talons et partit dans la foule, sans un mot de plus. Ma marraine se redressa en ricanant.
— Tellement manipulable, commenta-t-elle en venant vers moi.
— Tu... tu lui as dit quoi ?
— Au nouvel inspecteur ? Ah ah ! Tu as plus de dix-huit ans, ma chérie ?
— Non, seulement quatorze.
— Dans ce cas, c'est un secret. Emy, tu es tombée du lit ce matin ? Laisse-moi deviner...
Elle me prit la main et regarda ma paume.
— Un garçon ? s'étonna-t-elle. Mais c'est trop tôt ! Moi, je n'avais rien prévu pour toi cette année.
Elle fonça dans sa camionnette et en ressortit avec un ordinateur portable. Elle se grattait la tempe en pianotant sur les touches de son clavier...
— Hier soir, où étais-tu ? me lança-t-elle soudain.
— À un concert.
— Oh, oui... Je vois... Nous sommes déjà à cette date ? Très bien. Comment s'appelle l'heureux élu ?
— Euh... Lucifer. Je veux dire Thomas !
— Le Lucifer de ton enfance ? Ah, mais ça ne va du tout cette histoire ! (Elle tendit son index vers mon nez et je louchai en essayant de le fixer.) On ne doit pas s'amouracher du prince des enfers, il n'est pas encore prêt ! Il exigera trop de toi, je refuse !
— Tu refuses quoi ?
— De t'aider, si c'est pour lui.
— Je t'en supplie, tu es la seule à qui je peux en parler...
Je fixais le sol et serrais le guidon de mon vélo. Si même elle ne voulait pas m'écouter, qu'allais-je faire ?
— C'est bon, soupira-t-elle. Ne fais pas cette tête. Je n'ai pas dit que je ne ferai rien. Je vais te donner un petit coup de pouce. Tu es trop jeune pour le reste... la robe de bal et tout ça... Nous en rediscuterons plus tard. Pour l'instant, tu as besoin de noisettes...
— Je ne comprends rien ! Des noisettes, pour quoi faire ?
— Pour forcer le destin, tu es prête ?
Elle prit une pleine poignée de ces fruits dans un cageot et les lança au milieu du chemin, devant son étal. Un garçon arriva au même moment sur un vélo. Les noisettes se glissèrent sous ses roues et voilà qu'il fit un magnifique vol plané vers le stand du boulanger. Je poussai un cri de panique lorsque son corps vint s'échouer sur le comptoir et que les pains lui tombèrent dessus. Je me précipitai.
J'étais à genoux, maudissant ma marraine d'être aussi folle et sans considération pour autrui.
— Est-ce que ça va ? demandai-je.
Le garçon ne répondit pas. J'étais blême à la vue de son genou qui saignait. Je l'aidai à se relever, son pull kaki était couvert de farine. Direction la camionnette de ma tante : il y avait toujours une trousse à pharmacie à l'intérieur. Le garçon avait l'air un peu sonné parce qu'il me regardait bizarrement. Je le fis asseoir sur une pile de cagettes.
Je sortais à la hâte le désinfectant et du coton lorsque j'entendis une drôle de voix dans mon dos:
— Tu es la fille d'hier, non ?
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La marraine est dans la place ! (Laisse un vote si elle te fait délirer !) On la retrouve rapidement pour la suite!
RDV demain 20h pour le prochain chapitre !
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Midnight Song
Teen FictionEmy est l'assistante du groupe de rock le plus populaire du moment et ce n'est pas de tout repos. Cendrillon, vous connaissez ? C'est moi, Emy, mais avec 4 musiciens au lieu de deux belles sœurs et un manager à la place d'une marâtre. Il m'arrive...