21. Souvenirs avec Lucifer

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Je n'aime pas trop me rappeler cette période de mon adolescence. Mais je n'ai pas que des mauvais souvenirs avec Lucifer.

Il existait deux types de Lucifer. Le premier était le grand frère de ma meilleure amie Sophie. C'était un personnage énervant et méchant, qui aimait embêter sa sœur quand je venais lui rendre visite. Thomas avait trois ans de plus et c'était beaucoup. Il était le grand, nous étions les petites. C'était la répartition des rôles.

À l'adolescence, il était passé de diablotin à un être plus sombre et plus secret. Dès ses quatorze ans, il s'enfermait dans sa chambre, mettait la musique à fond et les basses faisaient trembler les murs de la chambre voisine : celle de Sophie. Sa mère répétait à l'envi à maman que c'était la musique du diable et nous ne pouvions que l'approuver. C'était la musique de Lucifer. Les hurlements et les solos de guitare de ce rock extrême rendaient Sophie malade. Elle aimait la pop et en secret les chansons de dessins animés.

Paradoxalement, Thomas restait son frère chéri. Quand elle avait besoin d'aide, elle frappait à sa porte et même s'il râlait à chaque fois, il l'aidait à faire ses devoirs et gérer ses soucis. Sophie détestait les amis de son aîné, en particulier les filles. Celles-là, elle ne pouvait pas les encadrer. Elles sentaient le parfum à des kilomètres, portaient des tenues quasiment transparentes et des chaussures cloutées qui annonçaient leur arrivée avec un bruit de cliquetis.

Sophie était aussi un peu jalouse que Thomas puisse porter son attention sur d'autres au lieu de veiller sur elle. Moi, je n'avais que deux sœurs plus jeunes, alors ces histoires de grand frère adoré tout autant que haï me dépassaient complètement. Je comprenais juste qu'on pouvait le détester toutes les deux, mais qu'il n'y avait qu'elle qui pouvait l'aimer. Thomas ne représentait rien de spécial à mes yeux – si ce n'est cette faculté à me retourner l'estomac...

Ça, c'était le premier Lucifer – l'original dirons-nous. Il en existait un autre, d'un genre différent, que j'ai rencontré vers treize ans. À cette époque, Thomas avait seize ans et souhaitait se faire un peu d'argent pendant les vacances. Il avait donc décidé de prendre un job d'été. Nos mamans étaient amies, elles se rendaient service. Alors quand la mère de Sophie en avait parlé à Marie, l'affaire était réglée. Et Lucifer avait débarqué comme saisonnier à l'auberge par un été de canicule...

Ce Thomas, qui travaillait d'arrache-pied et dont mon père louait le sérieux, était un garçon tout nouveau. Sophie avait été envoyée en colonie de vacances. J'étais donc seule à l'auberge, donnant un coup de main contre un peu d'argent de poche et découvrant ce drôle de diable.

En réalité, il me parlait peu. Mon accord tacite avec Sophie supposait que « Je le déteste à vie, parce qu'il est méchant avec ma BFF. » Je m'en tenais au plan. Les premières semaines s'étaient déroulées sans anicroche. Il faisait son travail, je faisais le mien. Nous étions polis l'un envers l'autre, pourtant nous nous retrouvions souvent tous les deux. L'auberge n'étant pas immense, certaines tâches devaient parfois s'accomplir ensemble. Thomas m'écoutait ; je lui expliquais comment servir les tables dans l'ordre, comment ranger une chambre, quelles réponses donner aux emails de réservation... Il ne m'interrompait jamais. Et je m'étonnais du zèle cet élève assidu.

Je ne pouvais pas croire que j'avais en face de moi le Lucifer honni de notre enfance. De fil en aiguille, c'était devenu la seule personne que je voyais et avec qui je parlais. J'en étais heureuse. C'était comme avoir un nouvel ami. Même si parfois mon estomac recommençait à faire ces drôles de choses quand Thomas me souriait ou quand ses yeux dorés se rapprochaient de moi et que je parvenais à distinguer les infimes taches marron de ses iris. Quand nous faisions nos pauses, il discutait de tout et de rien. Il était passionnant et me souriait innocemment.

Il parlait d'acheter une guitare, de former un groupe de rock indépendant, de partir en tournée. Je trouvais incroyable sa manière de planifier ses projets, il avait même élaboré une carte du pays avec les salles de concerts capables de l'accueillir. Il décrivait ses rêves les plus fous avec un étrange sérieux.

— Et toi, Emy ? Que veux-tu faire plus tard ?

D'ordinaire, cette interrogation ressemble au « Ça va ? » adressé à un ami croisé dans la rue. Une façon d'être poli. Mais Thomas me regardait calmement en attendant une vraie réponse. Je ne savais pas quoi dire, je ne m'étais jamais posé la question... « Qu'est-ce que je ferai quand je serai adulte ? »

— Je travaillerai avec papa, maman et mes sœurs à l'auberge, ai-je fièrement répondu. Nous serons ensemble pour toujours.

C'était la réponse la plus logique à l'époque. J'aurais été éternellement heureuse, dans le creux de ces montagnes rassurantes, aimée par une famille adorable.

— Et si tes sœurs décident de partir ? répliqua-t-il. Ou que tes parents prennent leur retraite, que feras-tu ? Est-ce que tu resteras à l'auberge ? Tu n'as pas de rêve plus égoïste ?

Cette réponse m'avait glacé les sangs. C'était mon rêve, quel mal y avait-il à cela ? Thomas venait de planter en moi la graine du doute avec son regard paisible et hautain.

Soudain, je comprenais qu'il ne fallait jamais avouer ses rêves les plus intimes au diable ; il aime en rire et les mépriser. Moi, je ne voulais pas la gloire ou la fortune, je n'avais pas de talent pour la musique et je ne rêvais pas de voyager pour tout quitter. Je voulais simplement être avec les gens que j'aimais. Mais c'était une réponse somme toute stupide qui ne valait pas grand-chose pour un être comme Lucifer.

À la rentrée, j'avais retrouvé Sophie. Je voulais lui parler de son frère, si différent de celui que nous avions l'habitude de côtoyer ensemble, mais aborder le sujet s'était avéré plus compliqué que prévu...

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RDV demain, à 20H pour la suite du flashback

Midnight SongOù les histoires vivent. Découvrez maintenant