BONUS 4: le passé de Léo

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ATTENTION : âmes sensibles, préparez vos mouchoirs ! Le passé de Léo (dont le vrai prénom est Théo) s'inspire du conte de La petite Sirène d'Andersen...

Je l'observais depuis quelques minutes.

Elle m'ignorait.

Nous étions nombreux à cette soirée : quasiment toute la classe. Des amis avaient organisé la première fête de la rentrée scolaire dans le petit café en face du lycée.

Bien sûr, alcool interdit : nous étions mineurs encore pour une année, une toute dernière année avant le baccalauréat et nos départs pour l'université.

J'ignorais encore quoi faire de ma future vie d'adulte. J'imaginais que j'allais rentrer dans le rang au lieu de continuer à battre le rythme de mes incertitudes sur les caisses de ma batterie. L'instrument prenait toute la place dans le garage de la maison familiale. Souvent je venais pour y marteler ma frustration et évacuer le trop-plein d'énergie et de colère que je gardais enfouis au fond de mon cœur, scellés derrière un sourire de façade.

Tout m'ennuyait : les profs, les cours, les yeux tristes de mon père dont le visage était rongé par les regrets. Je ne disais rien. Le décès de maman avait marqué le début d'un pacte tacite entre moi et mon paternel. Le pacte du silence. Aucun de nous ne devait parler d'elle. Notre passé commun avait disparu, enterré au fond d'un cimetière dévoré par les plantes sauvages.

J'avais perdu ma voix en même temps que ma mère. Mon père s'était fermé comme une huître. Nous vivions ainsi, lui et moi, dans une bulle de verre au fond de l'océan de notre deuil.

La tristesse et le silence ne font pas d'heureuses familles, pourtant ils se lient par habitude et compassion.

Avec moi, tout le monde restait cordial sans trop s'impliquer. Mes amis avaient peu à peu pris leurs distances et je le vivais comme un soulagement. J'avais l'âme trop fragile pour qu'on s'en approche. J'étais à fleur de peau ; j'aurais pu tout détruire.

Au début, j'ai cru que tout était sous contrôle, mais un jour, sans que je ne m'en explique la raison, je me suis mis à tabasser un pauvre type qui avait insulté une fille devant moi. Je n'ai rien d'un preux chevalier, mais le sentiment d'injustice m'a fait horreur sur le coup. J'ai tapé dans le tas. Il a fallu aux autres lycéens du temps pour m'arrêter. La fille me regardait avec terreur et le type par terre pleurait de douleur. Il pleurait ! Moi, des larmes, je n'en avais plus et depuis longtemps.

Une convocation chez le principal, un sermon un peu mou de mon père, quelques séances de psy inutiles et j'avais reçu en cadeau une batterie pour défoncer les oreilles des voisins à coups de baguette magique. Entre le punching-ball et la musique, mon père avait donc choisi le son pour couvrir le silence malsain qui nous enveloppait chaque jour de sa froide étreinte.

Deux ans plus tard, rien n'avait changé. Ni ma colère, ni la situation à la maison.

Une fête de plus dans l'année ne pouvait que m'aider à fuir le domicile. Je m'y étais donc traîné. Tout le monde s'amusait bien. Les rires et les chants m'animaient avec délice. Pourtant, il y avait cette fille.

Léonie.

Elle ne bougeait pas beaucoup, hochait la tête pour répondre aux questions ou approuver de vagues discussions auxquelles elle semblait faussement participer.

Je repère d'instinct les silencieux depuis que j'ai cadenassé ma propre voix. Est-ce qu'au fond de la mer, deux sirènes peuvent se rencontrer ? Il me semblait que nous nous étions reconnus.

Elle m'avait dévisagé avec calme et intensité depuis l'autre bout de la pièce. J'avais levé mon verre pour la saluer. Elle avait souri en penchant son visage sur le côté, une mèche brune caressant son épaule.

Midnight SongOù les histoires vivent. Découvrez maintenant