29. Dis-moi: je t'aime (flashback)

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À la rentrée, Sophie partit pour l'internat. Je n'ai jamais autant pleuré que le jour de son départ. Au collège, les populaires avaient transformé ma vie en enfer. Et la pause de midi avec ma meilleure amie pour tenir le coup le reste de la journée avait disparu. J'envisageais d'arrêter les cours. Heureusement, Thomas tenait sa promesse. Il m'attendait régulièrement à la sortie du collège. Le week-end, il m'invitait chez lui. C'était une vraie bouffée d'oxygène. Avec le temps, j'appris à n'attendre que ces moments – quand Lucifer et ses amis du lycée, puis de la fac, me parlaient musique en soirée.

J'y croisais l'encapuchonné. Dan avait rencontré Thomas lors d'un concert en plein air. Ce fut, à ses dires, un coup de foudre amical, alimenté par une passion commune pour le rock. Il avait une haute opinion de Lucifer et voulait participer à son projet de groupe. Son rêve était d'écrire des chansons pour les autres. Dan avait un an de plus que moi et fréquentait un collège à l'autre bout de la ville. Sa voix étrange qui partait parfois dans les aigus me faisait rire.

Durant les mois qui suivirent, nous nous rapprochâmes. Il avait l'habitude de cacher son visage sous ses capuches ou ses cheveux bouclés. C'était un adolescent complexé par son acné et je ne pouvais que constater ses difficultés à parler aux filles.

Les garçons m'avaient progressivement intégrée à leur vie. Chaque fois que Thomas se rendait à un concert, je l'accompagnais. Quand il avait une répétition avec le chanteur, le bassiste et le batteur, je venais le voir. Souvent, les populaires me jetaient des regards haineux. Elles rêvaient d'être à ma place. C'était drôle et inhabituel.

Pour Lucifer, je faisais partie du décor : je prêtais main-forte pour l'organisation de leurs concerts dans les cafés locaux, pour créer les flyers ou alimenter les médias sociaux de photos ou de petites vidéos que je réalisais moi-même. Pour moi, c'était magique. J'avais de nouveaux amis et des projets en dehors du collège.

Malgré la différence d'âge, aucun de ses amis n'osait me faire une remarque ; Thomas les aurait tout de suite remis en place. Il disait :

— Elle est avec moi ! Si ça vous pose problème, je pars.

Je ne me faisais pas d'illusions. C'était sa façon de dire : « Je la protège, elle est comme ma sœur. »

Parfois ça me faisait même mal, parce que Thomas n'était pas mon frère. Les sentiments que j'avais pour lui devenaient évidents, j'avais du mal à les cacher. Je faisais tout pour les oublier, car je ne voulais pas trahir Sophie. J'essayais de les refouler.

Mon cœur m'avait trahie depuis longtemps, mais mon cerveau tentait de l'ignorer. À chaque fois que Thomas me souriait, quand il jouait de la guitare en me regardant, dès qu'il parlait de ses rêves, ou quand il disait « nous », mon cœur faisait des bonds et mon ventre se remplissait de papillons.

Lui prendre la main, espérer un baiser, ou tout simplement obtenir un regard qui ne fut pas fraternel, tout cela était impossible. J'étais piégée. Incapable de me défaire de ce sentiment. Je tournais en rond – la culpabilité en toile de fond. J'étais heureuse d'être près de lui et désespérée de ne pouvoir être avec lui.

Les années passèrent ainsi jusqu'à mes seize ans.

Un jour, j'étais dans la chambre de l'encapuchonné. Nous attendions Thomas, et Dan gribouillait des pages sur un des petits carnets qu'il avait l'habitude de promener dans ses poches. Il pestait contre le chanteur du groupe :

— Un crétin qui ne comprend pas un mot des paroles que j'écris ! J'ai l'impression qu'il chante « Frère Jacques ». Il oublie d'y mettre ses tripes ! Je lui en collerais des mâtines, moi !

Je riais, assise sur le sol...

— Dan, tu n'as qu'à chanter. Après tout, ce sont tes textes, avais-je suggéré.

— Comment veux-tu que je chante des chansons d'amour, de rupture ou de contestation avec ma voix ? soupirait-il. Et toi, si tu chantais, Emy ?

— Je chante faux.

— J'ai besoin d'un refrain pour la prochaine chanson, insistait-il. Avec une voix féminine, ce serait parfait ! Fais un essai, s'il te plaît !

Il me tendit un micro relié à son ordinateur. Dan enregistrait sans cesse des tests pour les faire écouter au groupe. Le chanteur les remettait à sa sauce. Personnellement, il m'arrivait souvent de préférer ses brouillons à la version finale, mais je n'y connaissais rien et je n'avais surtout pas la prétention d'interférer sur le plan artistique.

— Je dois dire quoi ?

— Dis-moi que tu m'aimes.

— Quoi ?

Je regardais Dan, étonnée. Il avait dix-sept ans, portait en permanence une casquette qui lui descendait sur les yeux et ses cheveux bouclés cachaient une bonne partie de son visage.

— Enfin, euh... Pas à moi, au micro, se reprit-il. C'est un test pour trouver l'inspiration, fit-il d'un air bizarre.

— Pas question !

Je n'avais jamais avoué mes sentiments à qui que ce soit, je n'avais pas l'intention de lui dire ça ! C'était gênant.

Soudain, je me rendis compte que j'étais seule dans la chambre d'un garçon, que Thomas ne venait pas et que j'étais en train de rougir parce que je venais de découvrir le côté ambigu de la demande de Dan. Avant, ça ne m'aurait pas dérangée, mais là, je ne savais plus...

— Allez, ne sois pas ta timide ! Tu n'as qu'à le dire en anglais ou dans une autre langue !

— Mais...

— Si tu es gênée, c'est parce que je te fais de l'effet, c'est ça ?

Il ricanait sous sa casquette. Je ne voulais pas me dégonfler. Nous avions l'habitude de nous provoquer et de nous chamailler. Ce n'était qu'un défi de plus.

— Tu racontes n'importe quoi ! Donne-moi ce micro, avais-je grogné.

Au moment où je prononçais les mots en italien, en espagnol, en anglais et finalement en français, je m'aperçus que ce n'était pas si compliqué. Peut-être qu'avec un peu de courage, un jour, je pourrais les dire à quelqu'un.

😈😈😈😈😈😈😈😈😈😈😈

Retour de Damon au prochain chapitre !

Midnight SongOù les histoires vivent. Découvrez maintenant