1. Il était une fois

18K 886 154
                                    

Il était une fois cinquante-sept likes, quinze partages et vingt-quatre commentaires sous la photo de Sam et Sophie aux Maldives. Positifs en plus les commentaires !

Devrais-je me réjouir de la bonne nouvelle de mon ex-chéri roucoulant avec mon ex-BFF ? Est-ce que je like ou est-ce que j'ignore ?

Les questions se bousculent dans ma tête, et mes yeux rivés sur le téléphone ne peuvent se résoudre à se détacher de ce selfie dégoulinant d'amour.

Je hurle dans mon oreiller pour étouffer le bruit. Remarquez que je ne dérangerais personne : je vis seule.

Il faut que je me remonte le moral immédiatement ! Je file à l'épicerie voisine. Tant pis si je porte encore mon pantalon de jogging défoncé, il me faut ma dose de sucre tout de suite ! Il y a urgence ! Alerte : ceci n'est pas un exercice ! Je répète : ceci n'est pas un exercice !

Le caissier me balance un immense sourire commercial et, quand il hausse un sourcil devant mes achats compulsifs, je me sens un peu honteuse.

Chocolat en barres, pâte à tartiner, confiture, gâteaux au caramel, glace et crème chantilly.

Je sais ce que ma conscience me dit :

« Alors Emy, où sont passées tes bonnes résolutions de début d'année et ta décision irrévocable de perdre ces kilos gagnés suite à ta déprime post-rupture ? »

En-vo-lés !

Explosés en plein vol.

Je déteste les réseaux sociaux, je hais l'univers tout entier, alors qu'on me laisse manger mon chocolat en paix !

Le caissier ne dit rien. Seul le son de sa caisse au passage des articles trouble le silence du petit magasin.

— Mauvaise nouvelle ? demande-t-il.

Je hoche la tête sans un mot. Si j'ouvre la bouche, je vais pleurer. Je ne peux pas lui dire l'atroce vérité : je me sens comme un véritable échec sur pattes. J'ai voulu me cacher en m'installant à la capitale. J'ai cherché l'anonymat de la grande ville, m'éloignant ainsi de la sécurité de ma commune natale. J'ai fui comme je pouvais, mais je viens d'être rattrapée par un passé plus que douloureux. C'est même de notoriété publique, placardé sur un mur numérique ! Vive le progrès !

— Puis-je vous offrir un verre ce soir, mademoiselle ? Vous avez besoin de parler, je le vois d'ici.

Je renifle, il me tend un mouchoir.

— Merci, c'est gentil. Je me suis juste levée du mauvais pied, ce n'est rien...

Je prends mon sac et m'échappe comme une voleuse. Je n'ai aucune confiance en moi pour sortir avec qui que ce soit. Là tout de suite, j'ai seulement envie de me jeter dans le caniveau et de m'y noyer. Mais la chute ne serait pas assez violente et le niveau d'eau bien trop bas pour m'engloutir. Je risque juste de mouiller mes chaussettes. D'ailleurs, maintenant que je regarde... Elles sont dépareillées ! Mince ! C'est le signe que j'arrive au bout de mon stock de sous-vêtements propres. Il est temps d'aller à la laverie ! Oui, j'ai des occupations géniales le samedi...

Cela me change de mes semaines chargées, passées sous les ordres de tyrans ! En quittant ma famille, j'ai juré que ma vie professionnelle serait une réussite et j'ai plaqué le reste de mon existence minable pour emménager à Paris, en prétextant une opportunité de stage. Être carriériste à vingt et un ans, ça fait femme qui réussit dans la vie et qui se concentre sur autre chose que ses amours perdus.

À présent ma mère claironne à qui veut l'entendre que sa fille travaille dans l'industrie musicale ! Elle est fière !

Mais le poste que j'ai décroché fait de moi la nounou de quatre dictateurs ! Je les surnomme les petits tyran-nosaures en secret. C'est de bonne guerre ! Une ridicule vengeance pour toutes les demandes aberrantes qu'ils imaginent pour pourrir mon existence. Disons-le simplement : je rêvais d'un conte de fée mais je suis Cendrillon ! La version où elle se fait exploiter (pas celle où elle a droit à une belle robe). A la place des belles sœurs, j'ai droit à 4 rockers et au lieu de la marâtre, j'ai écopé d'un manager cauchermadesque. Mais l'idée reste la même : je suis dégoûtée.

Je devrais changer de job, mais pour faire quoi ?

Je remonte au troisième étage de mon immeuble, je veux rentrer chez moi et dormir. J'irai à la laverie plus tard. Là, je rêve de mourir d'ennui devant une série télé. Oublier que j'existe !

J'ouvre un pot de glace et lance un épisode sur mon ordi.

Dix-sept heures. J'ai englouti une bonne partie de la première saison et la totalité du pot de glace. J'ai envie d'un bain et de bougies parfumées : changement d'activité. Mais au moment de m'enfoncer dans l'eau chaude, mon téléphone hurle son bip de guerre : message des démons !

Angoisse totale, énorme colère. NAN ! Aujourd'hui, je fais grève ! Je n'y répondrai pas. D'ailleurs, je ne vais même pas le regarder ce texto... Ah ah ! La vengeance mesquine est si douce !

L'eau, les bulles de savon, les bougies et l'odeur florale de mes huiles essentielles délassent mon corps. Mes cheveux auburn prennent une couleur sombre quand ils sont mouillés. J'adore mes cheveux, j'en prends soin. C'est la seule chose que j'aime chez moi. Mon corps me rappelle trop mon imperfection et travailler dans l'univers de la musique et de ces corps formatés et sous-nourris ne m'aide pas à apprécier ce que je suis.

Je porte des jupes strictes et des tailleurs sombres tous les jours pour me donner un air professionnel, sauf le week-end bien sûr, où je traîne en pyjama bleu ou en jogging violet pourri. C'est mon côté loque attitude. Ouais j'assume !

Mon téléphone sonne en rafale... Sûrement les mini-boss qui s'impatientent ! Mouahaha ! Je m'en fiche ! Je bascule en mode silencieux.

La peau de mes doigts commence à friper. Il est temps que je sorte de mon cocon liquide... Je resterais bien encore un peu, mais brusquement la sonnette de l'entrée retentit. Est-ce que le petit voisin a encore lancé son ballon sur mon balcon ?

J'enfile mon peignoir et entrouvre la porte. Un regard perçant me toise.

— De quel droit te permets-tu d'ignorer nos messages ? S'insurge Tyran-nosaurus Rex en chef, les bras croisés sur son blouson de cuir. Il est prêt à m'arracher la tête avec son sourire carnassier !

******************************

Bienvenue dans l'histoire d'Emy, l'assistante-Cendrillon d'un groupe de musique ! 

Midnight SongOù les histoires vivent. Découvrez maintenant