267 ~ Sylath

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Au moment où il quitte la pièce, les mots d'Ilashan le rattrapent, étonnamment clairs. Sylath se retourne assez pour que leurs regards se croisent. Celui du mercenaire est lucide, bien plus que le vampire l'aurait cru, moins d'une heure après avoir été agressé par des créatures magiques des profondeurs.

Ilashan a une force de volonté capable d'encaisser des traumatismes qui mettraient à genoux nombre d'autres humains. Et l'immortel devine qu'il y a d'autres eaux troubles derrière les prunelles sombres du mercenaire, d'autres souffrances, d'autres ennemis sous la surface d'autres lieux... Et il s'en veut d'avoir ajouté ce souvenir à ceux qu'Ilashan doit déjà posséder. Il s'en veut parce que les monstres des profondeurs du temple semblent s'être noyés dans ce regard toujours dur où il aurait voulu apporter plus de douceur.

Il hoche néanmoins la tête avant de quitter la salle d'eau. Ses remords ne doivent ronger que lui, ils ne vont pas débattre de responsabilité et de culpabilité, c'est stérile, cela ne changera rien et ce n'est pas ce dont Ilashan a besoin.

L'humain se lave longtemps, Sylath lui laisse toute l'intimité dont il n'a pas eu droit dans les galeries, il ne vient pas le voir mais n'a pas fermé la porte pour lui signifier qu'il est à côté, qu'il ne quitte pas la chambre et qu'il peut l'appeler s'il a besoin de lui.

Mais comme il s'en doutait, il ne l'appelle pas, se réfugie dans sa chambre et s'endort presque aussitôt. Sylath ne le rejoint pas dans le lit, mais il tire les rideaux et s'assoit sur un fauteuil pour le veiller. Il ne dort pas de tout le jour. La lumière blafarde d'une journée d'hiver nuageuse filtre par endroits sous les épais rideaux. Puis vers la fin de l'après-midi, la neige se met à tomber.

Dans ces moments, elle étouffe tout bruit sur des lieues, et il semble à Sylath que cette forteresse est le dernier endroit du monde. Dans le silence immense, il se sent au cœur du dernier rempart contre la mort. Et la vulnérabilité d'Ilashan lui apparaît douloureusement aigüe, comme mise en relief par son visage plus paisible et plus jeune dans le sommeil.

Quand il quittera ce refuge, le manteau du Veilleur ne pourra plus se poser sur ses épaules, Ilashan sera à nouveau livré à lui-même, comme tous ces humains aux sombres destinées, devenus adultes trop jeunes, et dont le regard froid est hanté d'ennemis abattus, de souffrances indicibles et de monstres noyés.

Au crépuscule, il allume les bougies neuves d'un chandelier pour qu'Ilashan ne se réveille pas dans le noir, et ravive le feu de sa chambre dont il laisse ouverte la porte.

Il enfile sa robe de Flagelleur et quitte ses appartements. La cérémonie et la vie joyeuse du Temple le ramènent à la réalité et le tirent de ses pensées sombres. Après l'offrande quotidienne, Auria le remercie avec sa brusquerie habituelle d'avoir dégagé la source, puis elle disparaît dans la foule en direction de son laboratoire.

Plusieurs personnes viennent lui parler, deux humaines qui sollicitent l'honneur d'offrir leur sang au Veilleur lors des cérémonies quotidiennes de la semaine suivante, puis Boréa, accompagnée de l'un des vampires responsables de la rénovation du dortoir. Sylath se laisse entraîner jusqu'à une salle de réunion où ils comparent des plans et organisent les travaux. Le plan définitif des dortoirs représente de nombreuses chambres fermées par de simples rideaux mais garantissant plus d'intimité que l'actuel dortoir, il est sur deux étages et un escalier à double volée permet d'accéder, au-dessus des chambres, à une vaste salle de vie. Elle sera chauffée par quatre grandes cheminées et construite sous une immense verrière formée de deux pentes assez raides pour que la neige ne s'y accumule pas.

Tout a été pensé pour améliorer le confort des humains. Le lieu sera très lumineux et il est prévu d'organiser des roulements dans les tâches ménagères afin de permettre aux humains de profiter de la lumière du soleil plusieurs fois par semaine et à tour de rôle.

Sylath est satisfait, les vampires le sont tous, et les humains qui ont été consultés pour réaliser ces plans sont très excités à l'idée de voir cet endroit enfin construit. On organise les semaines à venir : le déménagement de l'actuel dortoir dans des grandes chambres provisoires et le début des travaux.

Un serviteur entre discrètement, s'approche de Sylath et lui murmure que « son calice » le cherche et l'attend devant la salle de réunion. Le vampire félicite tout le monde pour ce très beau travail et prend congé. Le regard de Boréa s'attarde un peu sur lui, mais elle n'insiste pas.

Dans le couloir, il repère Ilashan, un peu à l'écart de la porte, dans l'ombre d'une alcôve où aurait dû se tenir une statue disparue depuis longtemps. La première chose qu'il voit est l'éclat de son regard sombre. Il y a quelque chose de tranchant dans ses prunelles, une détermination qui semble prendre sa source dans la colère et dans la peur. Mais Sylath y reconnaît l'élan de vie positif et inflexible du mercenaire, et il s'approche de lui.

La bouteille de liqueur qu'il tient nonchalamment par le goulot est presque vide. Ilashan sent l'alcool, il court dans son sang, accélère son cœur et donne à sa peau une odeur plus musquée qui rappelle à Sylath la première fois qu'il l'a mordu, après le banquet du solstice.

— Je suis là. Comment tu te sens ? demande-t-il en affrontant l'expression avide du mercenaire.

Ilashan ne le regarde pas exactement avec concupiscence, mais plutôt à la façon dont on observe une proie. Et pendant le silence qui suit sa question, Sylath a presque le sentiment que le mercenaire a assuré un peu trop vite qu'il ne lui en voulait et qu'il vient finalement pour se venger.

L'astre et le Veilleur - Tome 1 (partie 2) : La forteresse de neigeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant