271 ~ Sylath

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Sylath ne répond que par un sourire à la remarque d'Ilashan sur le nombre des bouteilles. Il compte bien boire avec lui, même s'il ne ressent pas l'ivresse. Il a toujours aimé les alcools rares et précieux, et ceux-là le sont. Et puis, rien n'est plus déprimant que de boire seul...

Il accepte d'ailleurs volontiers la bouteille que le mercenaire lui tend une fois qu'ils sont installés devant le feu. Et quand l'effluve d'alcool atteint son nez, il salue la prudence d'Ilashan qui a grignoté du pain sur la route. Il est vraiment fort.

Il s'apprête à boire mais s'interrompt quand Ilashan dit qu'il aurait mieux fait de garder cet alcool pour une autre occasion.

— Arrête, dit doucement le vampire, de dire que tu es ingrat. Tu ne l'es pas. Tout ne doit pas s'incliner devant la gratitude. On ne fait pas l'amour par gratitude. On ne donne pas son sang par gratitude. On ne s'enferme pas dans une prison de glace par gratitude. Tu serais idiot de le faire pour cette raison.

Il avale une longue gorgée. Le goût des épices emplit sa bouche et il se demande quel incroyable mélange cela donnerait, une fois dilué dans le sang d'Ilashan. Par curiosité, il plisse les yeux et lit difficilement l'étiquette à demi-effacée.

— Alcool de malt aux épices...

Il rit.

— Ça n'a même pas de vrai nom ! Je crois que la recette de cette chose a été perdue.

Il lui rend la bouteille et écoute le silence pendant un moment. La neige est un don surnaturel du Veilleur, qui altère le monde comme de la magie blanche. Pourtant il a le sentiment que ça ne suffit plus.

Il réfléchit à ce qu'Ilashan vient de lui révéler. Les tavernes, les auberges, les champs de bataille et les bordels... Il refuse d'y penser. Il est là maintenant, avec lui. Ces heures passées à ses côtés ne lui sont offertes qu'à la faveur de circonstances qui rendent Ilashan malheureux et il a honte d'en profiter ainsi. Et dire qu'il se pense ingrat.

— Je n'aurais jamais cru que cela me manquerait un jour, dit-il en plongeant son regard dans les flammes, de n'avoir jamais vu le monde. Surtout pas maintenant, après tous ces siècles.

Il déplace un pied de chaise à l'aide du tisonnier. Le bois sec craque et s'embrase et des figures qu'il ne rencontrera jamais semblent danser dans le feu.

— Tu sais, ces cartes que tu regardes avec nostalgie. Pour moi ce n'était que du parchemin. Inutile comme des cartes du ciel quand on ne navigue pas et qu'aucune route ne mène aux étoiles. Mais quand tu mets tes mains dessus... Tout existe. Et je suis là depuis des siècles à errer dans des pièces vides, comme un fantôme.

Il lève lentement ses yeux de glace vers les boiseries décrépies de la chambre. Cette forteresse était déjà vieille quand il était jeune, et il a le sentiment fugace que tout est vain. Les cérémonies, les travaux de rénovation, les rapts d'humains... Et ses propres doutes l'effraient.

— Je me sens un peu comme une statue, construite en souvenir d'un temps révolu. Les humains n'habiteront plus jamais le Nord. Ces montagnes ne redeviendront pas des pâturages. Mon amour pour le Veilleur est immense, ma confiance en lui est infaillible... Mais il y a des nuits où en ouvrant les yeux, je me demande ce que je fais là.

Le vampire se tourne vers Ilashan et accroche son regard sombre, peuplés d'âmes assassinées et de monstres noyés.

— Tu es sage de vouloir retourner chez les hommes. Même leurs pires abominations n'égalent pas les miracles des dieux. Pourtant je ne veux personne d'autre que toi comme calice. Je ne veux boire qu'à ta gorge, n'étreindre que ton corps, et je ne tolérerais les sarcasmes de personne d'autre...

Il sourit parce qu'il est vrai qu'il a passé à Ilashan nombre de mots irrévérencieux qui auraient dû lui valoir quelques coups supplémentaires de nerf de bœuf.

— Mais si tu acceptais d'être mon calice, je te ramènerais quand même sur la route qui mène à ton pays au printemps. Je ne ferai pas de toi ma propriété, Ila. Et tu n'es pas ingrat, répète-t-il. Tu es le seul ici, à ne pas m'appeler le Flagelleur et je ne veux pas que ça change. Je refuse que tu passes le reste de ta vie à te réveiller dans le noir en te demandant ce que tu fais ici, et si les cartes de la bibliothèque représentent des lieux qui existent.

Cela fait des jours qu'il y réfléchit. Il l'a compris quand il est sorti dans la neige demander au Veilleur l'apaisement. Et il espère qu'entendre qu'il n'attend rien de lui, qu'il n'a plus de choix à faire, qu'il n'a plus qu'à attendre de pouvoir quitter cet endroit, soulagera Ilashan du sentiment de lui devoir quelque chose.

L'astre et le Veilleur - Tome 1 (partie 2) : La forteresse de neigeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant