Chapitre 1 (1/4)

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« Un pied dans les flammes, un autre dans la glace,

Séduit par les extrêmes, j'ai trouvé ma place. »

Lomepal, 1000°C

Seule dans l'habitacle d'une vieille Dacia de fonction, je proférai des jurons qui auraient bien fait sourire mon connard de patron. Comme pour me censurer, la musique assourdissante de la radio filtrait avec trop d'efficacité les mots qui s'échappaient d'entre mes dents serrées.

Malgré les quelques heures écoulées, j'aurais parié un bras, une jambe et un morceau de mes fesses qu'il devait toujours arborer son putain de rictus narquois – incapable de s'en défaire et trop fier de sa connerie pour retrouver sa sale gueule enfarinée de tous les jours. Une jubilation à la Monsieur Burns.

Il s'était bien foutu de moi ! La colère me faisait palpiter les tempes.

En repensant à cette humiliation, le cuir effrité du volant crissa sous ma poigne. Les coups rageurs que je lui infligeais de temps à autre avaient imprimé dessus le relief de la bague de la Guilde.

Je grinçai des dents en jetant un coup d'œil à ce maudit bijou, trop gros pour s'accorder avec la finesse de mes doigts. La sensation brûlante de la trahison me poussait à vouloir m'en débarrasser et à faire passer la chevalière dorée par la fenêtre. Connard, connard, connard !

À cet instant précis, j'avais la désagréable impression que la boucle stylisée du « G » gravé dans le métal m'adressait même un putain de clin d'œil. Mais que ce foutu anneau aille se faire foutre avec Jasp' !

Après avoir effectué un virage en tête d'épingle, la grande ligne droite qui apparut devant le capot me soulagea presque. Je collai le pied au plancher, et le tas de ferraille ambulant fit une embardée, me plaquant au siège. Le grondement du vieux moteur devait être grotesque.

En prenant une profonde inspiration, je m'obligeai à détendre les doigts sur le volant. Cette vitesse était grisante, mais passagère. Un coup d'œil rapide au bas-côté suffit à me rappeler le bourbier dans lequel l'autre imbécile avait été heureux de m'envoyer.

L'épaisse couche de neige tombée cette nuit avait été poussée sur le côté pour libérer la voie, et s'entassait désormais par blocs, dans un mélange de glace, de boue, de cailloux et de branches. La masse brunâtre en train de fondre annonçait la couleur.

D'un geste sec, je repliai le pare-soleil, et fit rouler mes épaules endolories, appréciant le craquement libérateur d'une vertèbre. Le rayon de lumière qui avait agacé mes yeux en se reflétant sur la neige avait foutu le camp. Lui aussi, comme toute personne dotée d'un bon sens. Qui viendrait volontairement se perdre ici ?

— Une meute aux loups douteux, maugréa-je pour moi-même, les oreilles anesthésiées par le volume de la musique.

Ces prochains jours s'annonçaient merveilleux. Merci trouduc.

Pour couronner ce trajet qui s'avérait interminable, mon véhicule pourri montrait des signes de refus d'obtempérer. La côte sinueuse n'était pas à son goût, visiblement. Je n'étais pas plus habituée que lui à ces routes de montagnes, sinueuses et enneigées, alors je m'obligeai à lever le pied pour nous préserver.

Envoyer un de ses meilleurs éléments dans l'hostilité des forêts enneigées, droit dans la gueule du loup, avec pour seul partenaire ce pauvre coucou était une mission sabordée. Encore une idée de génie, du seul, de l'unique.

Je baissai aussi le son de la radio. Mourir aujourd'hui, au beau milieu de nulle part, accompagné par Marilyn Manson, n'était pas au programme.

— « ... got my tickets to Hell. I know you so well, and I know you wanna be there too... » [1]

Enfers de mon cul, marmonnai-je en repensant à la joie que Jasper avait démontrée en m'annonçant la bonne nouvelle.

Baissant le regard sur mes cuisses, sur ma jupe crayon assouplie à la vapeur, la louve en moi bouillonna de plus belle. J'avais même mis un tailleur pour l'occasion, bordel de merde ! Alors je n'avais aucune envie de me trouver là, ticket ou pas ticket. Navrée Manson, tu te gourres de destinataire.

J'aurais dû voir aujourd'hui ma carrière propulsée à un autre niveau, à celui que j'attendais depuis plusieurs mois. L'augmentation tant attendue, que les Supérieurs me faisaient miroiter depuis des siècles.

Mais au lieu d'avoir le privilège d'intégrer la Guilde au rang des Inspecteurs, je me retrouvais ici. À devoir patauger dans la neige fondue, dans un tailleur de cul-serré inadapté, sans ma valise spéciale mission, l'arrière-train vissé dans une petite Dacia croulante, aux pneus aussi lisses que mes cheveux. Pour venir en aide à des loups complètement reclus et hostiles, submergés par des meurtres qui, à entendre leurs dires, dépassaient l'entendement des surnats.

— « Don't chase the dead, or they'll end up chasing you. Don't...» [2]

—Ta gueule, grognai-je sans réfléchir. Je fais ça tous les jours.

Comme si des forces obscures étaient contre ma venue et moi, les notes de la musique se transformèrent en grésillements entrecoupés, et je pestai de nouveau. Pour changer. Avec amertume, j'éteignis la radio. Le soudain silence fut pesant, lourd. Les crachotements du moteur me rappelèrent pourquoi j'avais monté le son jusqu'à ne plus pouvoir m'entendre penser.

Je roulai ainsi sur plusieurs kilomètres, complètement seule, avec pour seule compagnie mes ondes négatives. Aucune voiture ne croisa ma route, aucun mortel non plus. De temps à autre, un panneau à moitié dissimulé par du givre laissait deviner la présence d'animaux sauvages. Mais nulle bête ne pointa le bout de son nez. C'était une bonne chose, j'aurais eu quelques difficultés à expliquer l'incident au patron. J'ai freiné mais la vieille bagnole toute pourrie n'a pas obtempérée, tu te rends compte ? Et le loup s'est encastré dans le moteur ! Oui, l'Alpha lui-même ! Quelle tristesse. Tracy le pick-up aurait obéit, elle. Enfin, je dis ça, je dis rien.

Cette pensée me tira un sourire maussade. Tracy était « indisponible » lors de mon départ, « déjà sur une mission au Texas avec Élé ». Mon cul. Ce 4x4 était mon 4x4. Avec ma meilleure amie Mæve, nous lui avions même donné un petit nom. J'en connaissait le moindre recoin, du contenu précis de la boîte à gant jusqu'à la pièce de 50 cents coincée sous le frein à main – et irrécupérable.

Sur la route, une intersection se présenta, et je ralentis, les yeux rivés sur la carte étalée sur le siège passager. Jasper y avait tracé son itinéraire au marqueur rouge. Malgré le trait tremblant, je n'hésitai pas. Tournant le volant sur la droite, je regrettai de nouveau de ne pas avoir eu le temps de passer chez moi récupérer des affaires. Le ciel était dangereusement sombre. Jasper allait amèrement regretter tout ce cirque ; enfiler une saleté de jupe n'était pas dans mes habitudes.

Des heures plus tard, je remarquai un soudain changement d'atmosphère.

***

[1] « J'ai mes billets pour l'enfer. Je te connais si bien, et je sais que tu veux être là aussi » – Marilyn Manson, Don't chase the dead

[2] « Ne chasse pas les morts ou ils finiront par te poursuivre » – Marilyn Manson, Don't chase the dead

Sortir les griffes T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant