Chapitre 5 (1/4)

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En me transformant la veille, j'avais omis de penser à un détail lorsque mes seules fringues avaient été réduites en miettes : je serais à poil quand j'effectuerai le processus dans le sens inverse.

Les métamorphes n'avaient d'ordinaire aucun souci avec la nudité, mais je me trouvais dans une meute qui n'était pas la mienne. Je n'en avais pas, d'ailleurs. La solitude faisait partie de mon quotidien depuis des années, je m'étais habituée à me changer seule dans les bois, sans aucun public. Alors il était hors de question que je me pavane nue, dans la neige de surcroît, à travers la foule pour quémander des vêtements.

Au lieu de subir ce que je vivrais comme une humiliation, je retournai en direction du village, et effectuai le chemin que j'avais emprunté la veille pour y entrer. Je fus surprise de la distance qui nous séparait. Jamais je n'aurais cru pouvoir parcourir tant de kilomètres en si peu de temps. Ma rencontre fortuite avec Dorian m'avait perturbée bien plus que je ne voulais me l'admettre. Et c'était, très exactement, pour cette raison que je me refusais d'y penser.

Lorsque j'arrivai enfin à destination, je trottinai sur mes quatre pattes à travers les maisons hostiles sans me cacher. Les habitants commençaient à s'éveiller, certains croisèrent mon regard tandis qu'ils ouvraient de quelques centimètres leurs fenêtres.

Sur la place centrale, une femme vêtue d'une énorme parka s'activait à déneiger la devanture d'un petit commerce. En avisant la pancarte posée contre un muret en pierres, je me souvins être passée devant, la veille, avec Dorian. La tasse fumante gravée dans le bois avait l'air accueillante.

Sa tâche effectuée, la femme retourna aussitôt à l'intérieur. Même d'où je me trouvais, mes oreilles perçurent la petite clochette qui tinta à l'ouverture et à la fermeture de la porte.

Décidée, je m'avançai vers l'échoppe. Je m'arrêtai juste devant la porte, la queue patiemment posée contre le sol froid, fraîchement déneigé.

Je me rendis parfaitement compte du moment où la femme prit conscience de ma présence. Elle émit un petit cri effrayé, et lâcha ce qu'elle tenait entre ses mains ; un bocal de farine, qui se brisa au sol en projetant un nuage blanc dans la boutique.

Alertée par l'animal planté sur son perron, elle se risqua à passer la tête par la porte. Ses longs cheveux sombres étaient recouverts de farine.

— Oui ? s'enquit-elle d'une petite voix, les sourcils haussés.

Je patientai une seconde, immobile.

—Oh, réalisa la femme. C'est toi. (Une pause, durant laquelle elle sembla peser le pour et le contre.) Bon, je suppose que tu peux entrer, fit-elle en joignant le geste à la parole.

La porte s'ouvrit, et mes oreilles s'agitèrent au tintement de la clochette, lorsque je m'engouffrai dans les lieux. Mes pattes laissèrent leurs traces dans la farine au sol.

— Mais ne me tue pas, sinon Dorian va le faire à ta place, s'il sait que je t'ai laissée entrer. Ce qui est stupide, puisque c'est moi qui risque d'y passer dans les deux cas.

Je m'esclaffais encore lorsque je repris forme humaine. J'adressai un de mes meilleurs sourire à la jeune femme.

— Je n'ai pas l'intention de tuer quelqu'un aujourd'hui. Votre Alpha est un poil parano, c'est tout. Merci beaucoup, dis-je lorsque la femme me tendit machinalement la grosse parka qu'elle portait plus tôt, qu'elle avait accrochée à une patère au mur.

— Pas de quoi. Tu m'as foutu une de ses frousses, purée, j'en ai mis partout. Je suis Tina, au fait.

— Désolée pour la terreur, c'était involontaire. C'était ça, ou un défilé pour exposer la beauté incroyable de mon corps nu à travers les allées. Mais ça ne me tentait pas trop.

Tina éclata d'un rire élégant. Ses yeux en amande laissaient supposer une origine asiatique, et ils étaient mis en valeur par un khôl joliment appliqué. Son rouge à lèvre, écarlate, lui allait bien. Il était de la même couleur que les pois du tablier qu'elle portait par-dessus ses vêtements.

— Le défilé à poil dans le quartier ne t'a pas tentée ? releva Tina, en allumant la cafetière. Je ne comprends pas pourquoi ! Ne bouge pas, je vais te chercher quelques trucs. Couvrez ce sein que je ne saurais voir ! cita-t-elle dans un français parfait, le poignet posé sur le front.

Elle était douée, dans le rôle d'un Molière mélodramatique. Puis elle se dirigea vers l'arrière-boutique, et je l'entendis emprunter un escalier. Le parquet craquait lorsqu'elle se déplaçait à l'étage.

En attendant son retour, je m'emparai d'un balai posé dans un coin, et entrepris de ramasser la farine qui recouvrait à peu près chaque centimètre du sol. La pelle restant introuvable, je fis un petit tas blanc au sol, que je laissai bien en évidence au milieu du passage.

J'étais en train de passer une éponge humide sur une table et une chaise malheureusement touchées, lorsque Tina réapparut.

— Oh oui, merci ! s'exclama-t-elle à peine le seuil franchi, un son qui sortait droit du cœur. Je déteste faire le ménage. Je pense qu'on doit faire à peu près la même taille, tu n'es pas bien épaisse non plus. Tiens, chantonna-t-elle en me tendant des vêtements. (Du pouce, elle montra un endroit au-dessus de son épaule.) Tu peux allez te changer derrière, si tu veux.

— J'apprécie, merci.

Alors que je m'apprêtais à passer au-travers du rideau de perles qui délimitait les deux pièces, je m'arrêtai net.

— Je ne me suis même pas présentée, m'excusai-je. Je suis...

— Dalaena, devança la femme. Oui, je sais.

Devant mon expression étonnée, Tina continua :

— Dalaena, agent spécial de la Guilde, envoyée par la branche de Chicago, à la demande de votre Alpha ! répéta-t-elle en reprenant les mots que j'avais gueulé la veille, lorsqu'on avait failli me planter une flèche en pleine poire.

Je fis la moue, puis souris, commençant sincèrement à apprécier cette fille. Elle me rappelait Mæve.

— Ah. Oui, en effet. Désolée, c'était un peu pompeux.

Tina sortit deux tasses d'un placard, et me jeta un coup d'œil jovial.

— Sacrée présentation, j'en ai eu des guilis dans le ventre.

Sortir les griffes T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant