Concours de Noël 2016

Doullina/Ilyane69

Pierre s'avança devant la discothèque. Les derniers retardataires y entraient à leur rythme. Un vent froid vint lui fouetter le visage et quelques flocons se collèrent à ses cheveux blancs dégarnis. Il replaça automatiquement sa vieille gavroche légèrement usée. C'est vrai, qu'il n'était pas parfaitement apprêté pour la très attendue réouverture du Peh'en Er, le point de non-retour comme ils l'appelaient, qui avait fermé il y a plus de trente longues années, mais c'était bien suffisant pour lui.

Le vieil homme avait tant de souvenirs qui se mélangeaient dans sa tête, son cœur se serra, c'était ici, à ce même endroit, il y a cinquante ans, où il avait rencontré celle qui devint sa femme quelques mois plus tard. Ils auraient pu fêter leurs noces d'or cette année...

Il reprit lentement ses esprits, et inspira longuement par le nez pour se donner du courage. C'est ce soir, et pas un autre soir, pensa-t-il.

Ses pieds se décollèrent difficilement du sol et il avança vers l'entrée. Pierre tremblait, cela faisait des mois peut-être même des années qu'il attendait ce moment, il ne pouvait décemment pas renoncer maintenant.

Arrivé devant le videur, la musique lui parvenait aux oreilles comme un brouhaha incessant. On lui demanda simplement l'invitation qu'il avait eu tant de mal à trouver. Pierre trouva qu'il n'y avait pas beaucoup de mesure de sécurité, mais peut-être était-ce le appréhension qui lui faisait penser cela ?

Le vieil homme rentra lentement et enleva son couvre-chef, ému, rien, absolument rien n'avait changé. La même musique assourdissante, la même chaleur étouffante, les mêmes couleurs éclatantes projetées par la boule à facettes au centre de la piste de danse en damier coloré. Pierre se dirigea vers un des sièges au fond de la pièce. Il fallait attendre le moment parfait, c'était sa soirée, son plus beau moment, son plus bel acte.

Le monde autour de lui s'amusait et se déhanchait, à des années lumières de lui, mais toute cette euphorie arriva quand même à lui décrocher l'esquisse d'un sourire. Elle lui rappelait ses soirées à lui, il y a bien des dizaines d'années.

Il se souvint du soir de leur rencontre. Il venait de fêter ses trente-deux ans et était passé finir sa soirée avec quelques amis, ici, dans cette discothèque. Ce n'était pas la première fois qu'il y venait, mais c'était bien la plus belle. C'était dans les années 60, à cette époque il n'y avait pas de limite et il se sentait plus que libre.

Arrivé là-bas, il s'était très vite laissé emporter par l'ambiance et avait fini par ne plus voir les heures passer. L'alcool avait coulé, c'est vrai, mais ce fut un véritable coup de foudre, « le véritable coup de foudre ». Elle était là, à danser, dans sa courte robe à franges argentées, avec ses amies, au centre de la piste. Elle était comme un deuxième soleil, son soleil, elle illuminait la piste. Il parvenait même à l'imaginer ce soir, se trémoussant comme avant.

Il avait pris son courage à deux mains et était allé la saluer. Ils avaient longuement parlé et dansé, il lui avait même payé un verre. En l'espace de quelques minutes, il avait déjà appris tant de choses sur elle, à commencer par ses origines espagnoles et son prénom, Francès. Et ils savaient déjà qu'ils n'imagineraient pas leurs avenirs l'un sans l'autre, leur rencontre était pour tous deux un signe, un coup de pouce du destin.

Une larme perla sur la joue ridée de Pierre, il l'avait aimé, dès le premier jour. Malheureusement, leurs avenirs n'avaient pas été si parfaits. Ils avaient été heureux certes, mais ils attendaient plus.

Quelques mois après leur mariage, Francès tomba enceinte, quand ils l'apprirent, c'était le plus jour de leurs vies. Puis l'enfant est née, une petite fille, Sofia. C'était une très belle petite fille, elle ressemblait beaucoup à sa mère. Mais le destin est parfois si cruel. À l'âge de douze ans, les médecins décelèrent chez la jeune Sofia un cancer, et son petit corps n'était pas assez fort pour supporter cela et elle partit rejoindre les étoiles.

Ils avaient été anéantis, mais ils ne voulaient pas s'arrêter de vivre, Sofia n'aurait jamais voulu cela, elle aimait voir ses parents heureux. Alors ils avaient vécu, ils avaient vraiment vécu leurs vies, en son honneur.

Des années plus tard, Francès tomba gravement malade, la vieillesse me direz-vous. Mais Pierre ne la laissa pas tomber, il l'emmena faire le tour du monde pour qu'elle puisse voir le plus de choses possibles avant de partir. Ensemble, ils découvrirent des lieux qui leur étaient jusque-là inconnus. Ils finirent leur périple en Laponie finlandaise, où la vieille dame succomba, entourée de neige et de l'être aimé. Ce jour-là, elle lui dit qu'elle était heureuse de la vie qu'elle avait menée et heureuse de pouvoir revoir sa fille.

C'était il y a huit ans, huit longues années, il lui avait fait la promesse de ne pas la rejoindre trop tôt. Mais à ce moment-là, il était presque mort avec elle.

Pierre releva la tête, cela devait faire un moment qu'il rêvassait puisque la musique rythmée des années 80 avait laissé place à de longs slows. Il écouta plus attentivement la musique et reconnu la chanson qu'il attendait, Last Dance.

Il se leva lentement de son siège et se dirigea vers le centre de la piste. Personne ne semblait réellement faire attention à lui, et c'est ce qu'il attendait. Il se posta dans un endroit plutôt dégagé et fouilla dans sa veste.

Pierre attendait ce moment depuis plus de huit ans. Il n'avait pas peur, loin de là ! Il était heureux, heureux de pouvoir enfin les revoir, elle et sa fille, elles devaient l'attendre depuis bien trop longtemps.

Il sortit doucement le revolver de sa veste et le pointa lentement sur sa tempe. C'était sa dernière danse, le plus beau moment de sa vie, ils allaient pouvoir être ensemble pour l'éternité.

Un large sourire se dessina sur son visage lorsqu'il appuya sur la détente, sans aucune hésitation. Son âme s'envola, heureuse. Il était heureux et soulagé d'enfin les rejoindre. Aujourd'hui encore, on dit qu'il a rejoint sa famille et qu'ils vivent désormais heureux et ensemble pour l'éternité.