L'éternelle bataille

Chrome 1 : être une âme de chair

Les hangars de la Tour sont de gigantesques cylindres au pied du bâtiment principal, coiffés d'un dôme en corolle qui s'ouvre pour laisser les mechas s'élever vers les cieux. À l'intérieur, les techniciens et les ingénieurs travaillent jour et nuit pour prendre soin de nos merveilles mécaniques, les réparer, les affiner, les entretenir et les garder à l'état de perfection. Il y a six hangars et, en théorie, dix mechas par hangar, debout, se regardant en cercle tandis que l'activité humaine bourdonne autour d'eux.

Sauf qu'entre les nouvelles générations qui n'arrivent pas et les anciennes qui sont abandonnées, sans oublier les réparations qui trainent en longueur par manque de budget, on est très loin des soixante mechas que nous devrions accueillir à plein, et actuellement mon Chrome ne partage son hangar qu'avec le Copper et l'Iridium. Aucun des trois n'a besoin de la moindre réparation ou révision. Aussi Chrome et moi pouvons-nous profiter de longues heures de silence et d'isolement, pour mon plus grand plaisir et surtout mon plus grand bien.

Je m'allonge sur son épaule et j'écoute le doux bourdonnement et les légers échos du quartan tourbillonnant dans son cœur. Le bruit qui indique que mon mecha est vivant. C'est le meilleur endroit du monde, le seul où j'ai envie d'être. Mon mecha est ma seconde peau, la seule véritable, et je déteste chaque seconde où on me force à sortir de sa douce protection. Sans lui, je suis faible, et je sais que sans moi, il est faible aussi, privé de son âme de chair, privé de tout mouvement.

En dehors des missions et des entrainements, je n'ai pas le droit de le piloter, ni même d'entrer dans son cockpit. Ils disent que c'est dangereux. Qu'il ne faut pas en abuser. Que je pourrais m'y noyer.

Nous, les pilotes, nous savons tous que c'est vrai, que ce risque existe. Et que plus nous passons du temps dans nos mechas, plus nous les aimons passionnément, moins nous pouvons nous passer d'eux. Moi, ça fait dix ans que j'ai l'honneur de piloter Chrome. J'ai vingt-huit ans. Bientôt, mes réflexes s'amoindriront et je partirai à la retraite, remplacé par un cadet tout frais. Très bientôt, sans doute. En réalité, on n'a jamais vu un pilote aussi vieux que moi encore en poste, encore moins un chef d'escadron. Je suis toujours le meilleur qu'ils puissent avoir. Alors, ils me passent mes "petites excentricités". Comme le fait de passer tout mon temps libre avec Chrome, seuls, dans le noir. Parce que je déteste être n'importe où ailleurs et avec n'importe qui d'autre.

Je sais qu'ils pensent tous que je suis complètement cinglé.

Je sens le métal sous ma peau. À force, il est à la même température que mon corps. Je sens les infimes vibrations de mon mecha. Je sens sa vie qui pulse. Sa douceur qui m'enveloppe. Sa gentillesse infinie.

Chrome est sans doute le mecha qui prend le plus soin de ses pilotes. Je ne suis que le cinquième Chrome, et même si je bats tous les records, mes prédécesseurs sont également restés longtemps en poste. Rien à voir avec ces m'a-tu-vu de Gold ou ces pseudo-héros tragiques de Silver, qui se mettent toujours en avant, et je ne parle même pas de ces excités de Brass dont la spécialité est de faire n'importe quoi. Des champions des morts glorieuses. Ils n'ont jamais le temps de parvenir à la perfection. Une véritable fusion avec son mecha, c'est à ça qu'un pilote doit aspirer. Tant qu'il n'y parvient pas, la merveille qui nous porte reste sous-exploitée, gâche son potentiel.

Moi, j'ai réussi à faire des miracles avec Chrome. J'ai libéré toute sa puissance. C'est le fruit d'un travail acharné et incessant, et j'en suis très fier. Il est fier aussi. Couché sur son épaule, je sens le doux battement de son réacteur au repos, et nous vibrons à l'unisson. Ce n'est que comme ça qu'il est bon de dormir, entouré de son amour.

Les lumières s'allument sans prévenir, me perçant les pupilles malgré mes paupières closes. J'entends la voix de Mu, mon manager, qui m'appelle d'un ton inquiet. Comme si j'avais disparu. Je réponds, las d'avance de la bêtise pour laquelle il compte me solliciter :