L'éternelle bataille

Landon 1 : la passation

C'est la première fois que j'entre dans le hangar des mechas, et j'aurais vraiment aimé que ce soit pour quelque chose de moins impressionnant qu'une cérémonie de passation. Surtout celle de Chrome. Je tente de me rassurer en me disant que tout va bien, mon compagnon va quitter les lieux sur ses deux pieds, ce qui n'était pas garanti il n'y a pas si longtemps. En fait, je pensais que j'aurai encore du temps avant de devoir gérer cette réalité. Chrome est mis à la retraite, et je sais qu'il n'est pas prêt pour ça, et que je ne suis pas prêt à le préparer pour ça. L'angoisse commence déjà à me dévorer.

Je fais de mon mieux pour faire bonne figure, évidemment. Notre relation est semi-officielle, elle n'est pas affichée devant les caméras mais j'ai une place d'honneur à la tribune des invités, sur la passerelle supérieure. Avec moi, il y a la famille de Chrome, mais aussi ma petite sœur Vivian, qui a complètement adopté mon compagnon et a tenu à venir. Elle porte fièrement son uniforme de l'Académie des Cadets et comme toujours je me demande furtivement de quel mecha elle deviendra la pilote attitrée, avant de repousser ces interrogations. Je me torturerai bien assez avec ça le moment venu. Pour aujourd'hui, la cérémonie suffit largement à m'occuper. Et Lilith, qui boude encore de ne pas avoir eu le droit de venir, tient à ce que je lui raconte tout dans les moindres détails à mon retour.

J'ai pourtant du mal à me concentrer. Je vois Chrome qui reste debout aux pieds du Chrome, loin en dessous, la main posée sur son double de métal, gardant le contact jusqu'à l'ultime seconde. Tout le monde a tourné la tête vers la nouvelle arrivante, la jeune cadette qui aujourd'hui aura l'honneur de devenir la sixième pilote du Chrome, mais moi je ne veux pas la regarder. Je n'ai d'yeux que pour mon Chrome. Comment va-t-il ? A quoi pense-t-il ? Comment est-ce que je vais pouvoir apaiser sa peine, une fois que nous serons seuls tous les deux, livrés à nous-mêmes ? Est-ce que ce genre de peine peut seulement s'apaiser ? Jamais encore je ne me suis senti aussi inutile, et pourtant, j'ai eu plus d'une occasion de ne servir à rien...

Et je suis en colère également. De quel droit l'UFIT ose renvoyer mon Chrome ? Tout allait très bien, et je sais mieux que quiconque qu'il était au meilleur de sa forme et de ses capacités, capables d'en remontrer à n'importe quel CinqGen qui tenterait de rivaliser avec lui. Oui, il y a eu cet accident, mais ce n'était rien, il a seulement fallu réparer les jambes du Chrome. Mon pilote était fou de rage, je le sais bien, je suis allé immédiatement à son chevet, mais il avait à peu près accepté la situation quand je suis parti, et je suis certain qu'il n'a rien fait d'imprudent. J'avais un voyage d'affaire à accomplir et il m'a poussé à accepter, m'a juré que tout irait bien. Il comptait superviser de près les travaux et surveiller les autres pilotes, car il estimait que Platinum n'avait pas encore l'expérience pour assumer son rôle de chef d'escadron. Un bon programme, pas de quoi broyer du noir ni perdre une miette de son précieux entrainement. Alors pourquoi ? Pourquoi, à peine une semaine plus tard, sommes-nous tous réunis pour sa mise à la retraite ? Ça n'a aucun sens - et si c'est brutal pour moi, ça doit être absolument dévastateur pour mon compagnon.

Mon compagnon. Je ne suis pas prêt à le considérer un jour autrement que comme un pilote. Chrome le définit parfaitement depuis le jour où je l'ai rencontré. Je ne connais même pas son nom civil. Je n'ai jamais osé le lui demander. Je sais qu'il n'aurait pas aimé que je l'emploi. Et maintenant ? Il a été Chrome pendant plus de dix ans, l'essentiel de sa vie. Est-ce que je vais l'appeler par cet autre nom qui ne le définit plus depuis longtemps ? Mais l'appeler encore Chrome ne ferait que remuer le couteau dans la plaie. Alors, un surnom ? Non, ce serait ridicule et artificiel.

Je me torture longuement en réfléchissant à toutes sortes de détails, comme si en amplifiant ma peine je pouvais soulager la sienne, alors que je n'ai même pas pu lui parler depuis que j'ai appris la nouvelle. Au final, est-ce que je m'inquiète pour lui ou pour moi ? Je me sens égoïste. Je ne veux pas qu'il soit malheureux parce que je ne veux pas le perdre, ni le voir diminué, ni voir notre relation gâchée. Si seulement je savais ce qu'il a en tête, à cet instant... Mais non, il reste impassible aux yeux du monde et aux miens, et seul le Chrome recueille une dernière fois ses pensées.