Felis 13 : Platinum

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23h37. Il reste 23 minutes avant le changement de quart. J'ai attendu au maximum, pour qu'on soit le plus près possible, mais je dois nous laisser une marge de manoeuvre. Logiquement, le canot devrait être simple à mettre à l'eau, mais en réalité je n'en sais rien. Je serre contre moi le moniteur de navigation que j'ai volé - un GPS perfectionné, qui indique aussi les courants et les récifs. Avec ça, rejoindre les Utopiales devrait ressembler à un jeu vidéo. Je l'ai testé, il est simple d'utilisation. Juste lourd. Et repérable. Dès qu'on sera en vue des îles, il finira au fond de la mer.

Au moins il fait beau, et même assez chaud. C'est important de savoir que si on tombe à l'eau on devrait survivre.

J'ai pris mes affaires et j'ai volé tout ce que je pouvais pour Cadell. On recommencera une nouvelle vie à partir de rien, donc désolé les gars, mais je fais au mieux pour que notre nouveau départ ressemble à quelque chose. Même si je compte surtout sur ce qu'il reste dans ma mallette, en drogues et ingrédients de base, pour vivre dans un premier temps. Et je sais que je vais les brader. De la poudre de paradis de cette qualité, ça devrait suffire à acheter les trois quarts de ces îles - et bien sûr personne ne me la paiera un prix honnête.

Les marins seraient mal placés pour se plaindre des drogues que j'ai utilisées sur eux. J'ai soigneusement ajusté les dosages et j'ai vérifié qu'ils étaient tous envolés pour leur paradis personnel, ou qu'ils dorment. Le navire commence d'ailleurs à dériver. Peu importe. On est en pleine mer, on ne risque pas de heurter quelque chose dans les environs.

Je détache Cadell, qui me fait une remarque amusée sur tout ce que j'emporte avant d'attraper la moitié des paquets. Je ne réplique pas. Là, maintenant, je n'ai pas le cœur à la blague, alors que je guette le moindre bruit de pas. En théorie, il n'y a personne sur ce bateau que je n'ai pas drogué. En pratique, chaque grincement me fait sursauter - et on est en mer, ça grince sans arrêt et de tous les côtés.

Enfin, Cad n'a aucun mal à charger la chaloupe et à la mettre à l'eau. Il s'empare ensuite du moniteur et lance le moteur, pendant que je pousse pour nous éloigner de l'énorme masse du cargo, abandonné à lui-même. Je me répète que ce n'est pas mon problème. Ils n'arriveront pas à nous poursuivre, c'est tout ce qui compte.


Ça fait plusieurs heures qu'on a quitté le bateau, et la voûte étoilée a beau être superbe, je passe plus de temps à me retourner nerveusement dans tous les sens qu'à admirer le ciel. Aucune trace de terre ni de civilisation à l'horizon. Seul le moniteur nous assure que oui, sans aucun doute, on se rapproche de notre but.

Derrière moi, Cadell ne dit rien, concentré sur la machine. C'est lui qui pilote, évidemment. De temps en temps, il masse ses poignets presque distraitement. Sa captivité à bord a été plutôt rude, d'après les marques noirâtres sur ses bras, et j'ai beau savoir que c'était nécessaire, j'ai honte. Je laisse le silence s'étirer dans la nuit. Et puis, qu'est-ce que je pourrais dire à cet instant ? "À ton avis, est-ce qu'on va mourir ?". Ce n'est pas une question que j'ai vraiment envie de poser.

Oh, j'ai bien des milliards de choses à lui dire - après tout, je lui ai beaucoup menti, ça ne serait pas plus mal qu'on commence à faire réellement connaissance. En y repensant, je crois que je ne lui même pas dit mon vrai nom. Il a dû le lire sur la carte mnésique, évidemment, puisqu'il y avait toute ma biographie, mais j'aurai aimé le lui dire officiellement. Autant qu'il arrête de m'appeler Nian. J'ai aimé ce nom, ce rôle, cette vie. Mais c'est derrière moi maintenant.

Pendant que je l'observe, il lève la tête et me fait sourire rassurant. Bon, plutôt un sourire de gamin trop sûr de lui et enthousiasmé de se lancer dans une aventure, mais ça me rassure. Pour la première fois, je me dis qu'on va peut-être y arriver, finalement...

L'éternelle batailleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant