2 - Mandarine

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- Les belles âmes vont rejoindre la Dame d'En-Haut, mademoiselle. Y'a pas de raisons que ce soit pas le cas pour votre frère.

Électra écoutait à moitié le vieil homme qui lui parlait. Un voile noir recouvrait son visage, tombant comme une chevelure et lui conférant un aspect presque spectral. Elle se souvenait de la dernière fois qu'elle l'avait porté : c'était lors des funérailles de son père. La texture, la couleur, la senteur de ce morceau de tissu...Il était si familier.
Le vieil homme lui tendit la grape de raisins qu'elle venait d'acheter pour deux pièces de fer. Les fruits, d'ordinaire verts ou lie-de-vin, se trouvaient être gris, très abîmés, presque pourris, mais Électra s'en fichait. Le prix auquel ils étaient vendus se reflétait là et elle n'avait jamais eu le luxe d'être difficile en terme de nourriture.

- Merci, dit-elle simplement.

Elle voyait assez mal à travers le voile sombre, et la jeune femme se demanda sérieusement si elle n'était pas en train d'halluciner quand le vieillard, de sa main tachetée et tremblante, lui tendit une mandarine. Elle était d'un orange vif, ronde et à l'apparence succulente.

- Elle vient d'Osphariel, indiqua le vendeur. Je l'ai achetée à prix d'or, ha ! Prenez-la. C'est un cadeau.

- Osphariel...

Le simple fait de prononcer ce nom suffisait à faire rêver n'importe quel habitant de Cyrianie. Car si le royaume d'Osphariel était un allié, ou plutôt un protecteur, peu de locaux avaient eu un jour la chance de s'y rendre. Lorsque Électra travaillait comme camériste pour la jeune héritière de Cyrianie, elle l'avait entendu conter les merveilles de ce royaume céleste où le soleil ne se couchait jamais. On disait cela puisque, d'après les rumeurs, les étoiles, telles des feux d'artifice sans fin, brillaient si fort au-dessus d'Osphariel que la nuit n'était jamais noire.

Électra tendit lentement la main vers la mandarine que lui proposait le vieil homme, puis se ravisa.

- Je ne peux pas accepter. Gardez-la pour vous, elle est trop précieuse. Vous en avez plus besoin que moi.

- Si je le voulais, alors je ne vous l'aurais pas donnée, mademoiselle. Si ça peut vous remonter le moral...

Électra regarda attentivement le maraîcher. Il était vieux et laid. Il n'avait presque plus de dents et son crâne déformé était dissimulé par une espèce de chapeau en paille qui s'effilochait. Ses vêtements recouverts de saletés semblaient avoir été recousus maintes fois pour pas qu'ils ne se déchirent. On aurait dit un épouvantail.
Depuis qu'elle le connaissait, c'est-à-dire un peu moins d'un an, le vieillard n'avait jamais changé de lieu de vente ; loin de la Place Centrale du district marchand ou des autres rues animées du village, lui vendait ses fruits pourris dans un recoin malfamé du quartier sud. Là, on ne croisait que des chevaliers soûls, des voleurs et quelques enfants abandonnés qui déambulaient sans souliers.

Soudain, Électra le questionna :

- Comment vous appelez-vous, monsieur ? Je ne vous ai jamais demandé votre nom.

Elle se sentait mal de ne s'être guère intéressée à lui avant qu'il ne lui offre cette mandarine.

- C'est bien la première fois que quelqu'un me demande cela ! s'exclama le vieillard. Je m'appelle Mil, mademoiselle Saul.

- Mil, je vous remercie pour votre cadeau, mais...

Il lui fourra le fruit dans la main.

Le Cygne NoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant