Le Cygne Noir

1 - La dame de La Volière

3 ans plus tard

Du sang noir brouillait la vue du jeune homme, visqueux et nauséabond. Force était de constater qu'il avait fini par s'accoutumer à cette odeur infecte qui ne faisait plus vomir personne tant elle était habituelle, désormais.
Pour les villageois ou les chasseurs comme lui, les créatures de la nuit se comptaient comme les rossignols au printemps ; ils rôdaient par milliers aux alentours, des démons de toute espèce, plus dangereux les uns que les autres. On ne croisait plus aucun vagabond solitaire qui n'avait pas été égorgé ou dévoré sur les grands chemins ni même du gibier qui ne fut attaqué dans les sous-bois.

Les démons avaient pris le contrôle des domaines. Sur ces territoires éloignés de Desmarid, soumis à la loi des ombres et à la peur de la mort, on vivait le jour et priait avant de s'endormir pour se réveiller le lendemain. Chaque nouvelle lune était un supplice à vivre pour les habitants des bourgs reculés. Si les familles n'avaient pas perdu des leurs sur les champs de bataille du Sud, ils les donnaient à la grande déesse sur ordre des démons qui fauchent au hasard, là où ils sentent la chair humaine.

Ce jeune homme de bonne stature qui galopait le visage barbouillé de sang de démon s'appelait Akira. Il menait à l'âge de dix-huit ans sa première escouade de repérage dans la forêt Blanche sur ordre de la Marquise. Tous les hommes sous son commandement le respectaient pour ses qualités de chasseur et de cavalier ; il était si élégant à cheval qu'on pouvait quelquefois se demander s'il n'avait pas suivi des cours de dressage. Pourtant, tout ce qu'on savait de lui était son enfance dans un village situé près de Quatre-Rivière, le domaine des d'Halvar, et sa venue chez la Marquise en tant que petit mercenaire.

- Elfe noir à gauche, indiqua t-il à ses hommes.

Le démon, seul, virevolta joyeusement tel un humain avant de charger vers l'escouade à galop. Les elfes ont toujours tendance à faire cela ; coutume de leur espèce mythique de danseurs nés. Un vieux chasseur, le plus expérimenté, brandit sa hache et décapita l'elfe avec aisance. Un nouveau jet de liquide sombre aspergea l'individu qui grogna de mécontentement.

- Dépêchons-nous ! fit Akira. Une nouvelle vague ne tardera pas à arriver.

Le groupe accéléra le pas et ils atteignirent bientôt la lisière de la forêt, là où des tranchées avaient été creusées l'année dernière. Comme à chaque fois, ils vidèrent leurs sacs de poix sur les tapis de paille installés au préalable et y mirent feu. Les flammes s'élèvèrent en un instant, assez pour repousser quelques démons coriaces et leur laisser le temps de les semer. Cette technique fonctionnait assez bien et était appliquée par une majorité des villages, réduisant de moitié le nombre de morts par attaques de créatures. La poix était fournie par la Marquise elle-même qui réservait une somme considérable à cet emploi. C'était l'une des générosités dont elle savait faire preuve à l'égard des villageois. Une appréciation mutuelle s'était imposée au fil du temps, bien loin du tumulte qu'avait causé son arrivée il y a environ trois ans.

Akira et son escouade galopèrent encore une heure à travers les champs désertés avant d'atteindre le domaine seigneurial. Un soldat lui indiqua que la Marquise l'attendait au château. Le jeune homme n'en fut guère étonné. Elle le considérait comme son protégé et il lui était immensément reconnaissant pour les attentions qu'elle lui portait, et ce depuis le jour-même où il avait décidé de la suivre loin de la Cour. Un choix déraisonnable aux yeux de son père, l'archiduc, qui s'en allait combattre aux côtés des armées de la Couronne, et de sa soeur Rina, chargée de veiller sur les terres familiales pour les années à suivre.
La récente trêve signée entre la reine Kalypso et le roi Atlas signifiait une fin des combats dans le Sud, mais pas ici. Les démons ne connaissent pas la paix, même provisoire.