Le Cygne Noir

14 - L'éclat du saphir

On dit qu'un ciel rouge sous le soleil annonce un bain de sang. Pourtant, ce ciel sous lequel marchaient Électra et ses derniers compagnons était gris, comme toujours. Aucun rayon de soleil ne pouvait transpercer la masse opaque des nuages, mais l'air ne sentait pas l'orage et il faisait doux. Si doux que le printemps semblait venir, amenant avec lui la Vie sur un pays dévasté.

Ce groupe mené par la Marquise, ces vivants au milieu des morts, faisait office d'anomalie sur le tableau. Armés et vigilants, ils suivaient les grandes routes en s'arrêtant parfois aux bourgs qu'ils traversaient. Là, les cadavres des habitants les accueillaient de leurs sourires figés, et ils reprenaient leur chemin en silence.
Cette scène se répéta maintes fois, si bien que l'horreur céda sa place à l'indifférence.

Autour d'un feu, au soir, tandis que le château de La Volière était bien loin derrière eux, Soren leur expliqua que ces démons aux allures humaines arrachaient les langues des hommes en offrandes au Démon muet.

- En offrandes ? répéta Akira, horrifié.

- Ce sont leurs voix dont il a besoin, développa gravement Griffith Lasimov. Il s'agit d'un dieu muet qui se nourrit des voix et des âmes d'humains. Lorsqu'il en aura assez, il retrouvera lui-même sa voix et pourra briser les chaînes qui le retiennent.

Cela jeta un froid et le groupe se tut, permettant au crépitement du feu d'amplir les alentours.
Assis sur l'herbe mouillée sous des arbres nus, les chasseurs regrettaient encore leurs matelas usés et le confort rudimentaire de leur dortoir. Mais par-dessus tout, c'était les rires de leurs amis et leurs interminables parties de cartes qui leur manquaient ; cette chaleur que ces braises ne pouvaient pas leur procurer. Ces hommes qui avaient tous perdus leurs familles s'en étaient façonnés une nouvelle au sein du château, mais voilà qu'en une nuit, tout s'était écroulé.
Ils n'étaient plus que dix, entourés de fantômes.

C'est dans cette triste atmosphère qu'ils engloutirent une soupe de champignons préparée par Astrid, la camériste, et s'endormirent. La nuit, le docteur Lasimov levait une barrière pour éloigner les démons, même si ceux-ci étaient introuvables depuis l'attaque de la Forêt blanche. Ces mêmes créatures qui avaient massacré des villages entiers semblaient s'être volatilisées...
Le premier tour de garde revenait à Lasimov, insomniaque de nature. Électra, allongée sur sa cape, regardait le ciel sans étoiles et contemplait le silence. Tout était tellement calme qu'elle en avait le vertige.

Du coin de l'œil, elle remarqua Soren qui revenait avec des branches pour le feu. Depuis que son identité avait été révélée aux chasseurs, le prince reprenait son apparence altière et portait la tresse comme lorsque Électra l'avait rencontré pour la première fois.

- Vous ne dormez pas ? chuchota t-elle.

- Le docteur Lasimov monte la garde mais je n'ai pas vraiment sommeil. J'ai quelque chose à vous montrer. Venez.

- Maintenant ?

- Ce n'est pas loin, ne vous inquiétez pas.

Électra se leva et suivit le jeune homme jusqu'à la colline qui les surplombait. En la gravissant, l'air redevint frais et une brise lui balaya les cheveux. Elle se sentit beaucoup plus légère, tout à coup.
Quand ils atteignirent enfin le sommet de la colline, au-delà des bois qui cachaient l'horizon, un paysage nouveau s'ouvrit sous ses yeux.

- C'est magnifique..., murmura Électra. Je ne savais pas qu'il existait un aussi bel endroit, près d'ici.

- Je n'en croyais pas non plus mes yeux.

Les nuages semblaient s'être écartés pour laisser la lune éclairer leurs rêves. Devant eux se dessinait une plaine verte, vierge. Un lac s'étendait vers l'ouest dont les ondes reflétaient l'astre d'argent comme sur une aquarelle. Sur ce lac, une famille de cygnes nageaient paisiblement, comme si tout allait pour le mieux. La blancheur de leurs plumages contrastait avec la noirceur de l'eau, et il y avait une valse dans leurs mouvements. Une grâce animale qui fascina Électra, laissée bouche bée.