Le Cygne Noir

10 - Le vertige et la folie

- Nous devrions nous séparer, proposa Électra en arrivant au pied de la Tour. Pourriez-vous essayer de retrouver, si cela est possible, l'hospice dans laquelle Mikhaïl a été transféré après son décès ?

- Mais vous aviez dit que c'était trop risqué de faire directement allusion à lui auprès de personnes autres que ce Ara.

- Oui, mais j'ai bien réfléchi et je ne vois pas d'autres moyens pour l'instant puisque les recherches pour retrouver ce dernier promettent d'être ardues...Je ne sais même pas par où commencer.

Raphaël lui sourit en lui assurant qu'elle y arriverait, mais il n'y avait aucune conviction dans son ton dénué de tout encouragements. Électra et lui se quittèrent donc. Elle le vit traverser le pont qui enjambait le fleuve et menait vers le district académique puis disparut dans la foule.

Enfin seule..., souffla t-elle. Mais est-ce que cela change vraiment quelque chose ? Au début du voyage, Électra avait su trouver un certain réconfort, une chaleur perdue en Raphaël, mais désormais, elle s'en moquait quelque peu. Elle lui parlait parce qu'elle devait partager ses pensées, l'accompagnait partout parce qu'elle avait promis de l'aider, le comprenait parce qu'ils avaient le même vécu, mais à part cela, l'étincelle qu'elle croyait apercevoir dans les yeux de l'osphar ne brillait plus aussi fortement. Peut-être paraissait-elle froide ou ennuyeuse...Si c'était le cas, elle s'en fichait. Elle n'était pas une fille intéressante, de toute manière, ni unique en son genre, et cela ne la dérangeait pas le moins du monde.
Électra Saul était véritablement née pour nager dans l'océan de la solitude.

En pénétrant dans la Tour administrative, elle remarqua les gardes postés à son entrée qui portaient les armoiries de la dynastie d'Hydralia, un cygne blanc sur fond indigo sombre. Elle trouva cela surprenant ; le cygne était un animal fait de grâce et de tranquillité, si différent de l'image que renvoyait la famille royale ! Mais était-ce une image façonnée de toute pièce par les rumeurs qui aiment courir dans le Sud ? Avant d'arriver à Desmarid, Électra ne s'était jamais vraiment posée la question, pourtant évidente : tout le mal qu'elle pensait d'Hydralia et de ses souverains, était-il justifié ? Par la guerre, sûrement ?...Oui, c'était cela, ils étaient toujours les premiers à s'engager dans la bataille, avides de sang et admiratifs des funestes corbeaux qui festoient sur leur banquet cadavérique. C'est l'environnement qui me fait perdre la tête, se dit-elle. Hydralia est l'ennemi à abattre. C'est ainsi.

L'intérieur de la Tour était peu éclairé et moins moderne que le reste de la ville. Avec ses murs en grosses pierres de calcaire et ses escaliers en bois, on aurait dit l'esquisse d'une forteresse poussiéreuse dont les propriétaires se seraient délaissés sans avoir envisagé une rénovation. Une odeur de vieux livres vous attaquait le nez et ne vous lâchait pas. En levant la tête, Électra eut littéralement le tournis : sur des étages, des étages, des étages et encore des étages s'empilaient des parchemins roulés, des ouvrages imprimés et des registres gros comme des encyclopédies par milliers. Tout cet enchevêtrement aussi vertigineux que repoussant était relié au sol par des escaliers, mais aussi des échelles qui semblaient aussi solides qu'un château de cartes.
En face d'elle, un bureau où trônait au moins dix bougeoirs à flamme bleue l'attendait avec un homme assis derrière. On ne voyait pas son visage ni ses mains, cachés par sa cape, mais Électra pouvait entendre sa voix glaciale :

- Votre nom, demanda t-il.

Mon nom ? Le sang de la jeune femme ne fit qu'un tour. Il fallait qu'elle se trouve une nouvelle identité, qu'elle soit hydralienne ou non d'ailleurs, seulement un prénom différent peut-être puisque Électra était assez rare. Elle devait se fondre dans la masse. Alors, en veillant à atténuer son accent du mieux qu'elle le put, elle répondit :